
Une société clé, mais minée par la confusion institutionnelle Créée pour incarner la souveraineté pétrolière de la Mauritanie, la Société Mauritanienne des Hydrocarbures (SMH) a tout d’un acteur central.
Depuis vingt ans, elle a vu défiler les réformes, les sigles et les décrets : EPIC, SMHPM, SMH, comme si chaque changement d’intitulé promettait une renaissance.
Derrière ces mutations administratives, un flou persiste sur la nature exacte de ses missions et sur la rigueur de sa gestion.
Et c’est précisément ce que la Cour des comptes a voulu éclairer dans son rapport général 2022-2023, où elle consacre plusieurs pages à ce “pilier des ressources nationales”. Une structure stratégique, au cœur du dispositif pétrolier.
Selon le décret n° 2021-049 du 10 mars 2021, la SMH est chargée de :
- gérer la part de l’État dans les contrats pétroliers,
- superviser les opérations d’exploration et de production,
- assurer la logistique, le stockage, le raffinage et le transport,
- et valoriser le potentiel énergétique du pays.
En théorie, elle devrait être l’épine dorsale du futur gazier et pétrolier mauritanien. En pratique, la Cour décrit une société lourde, mal organisée et comptablement fragile.
« La société compte 193 employés, répartis entre une direction générale, des directions opérationnelles et un secrétariat permanent chargé de l’environnement, mais la gouvernance demeure insuffisamment structurée. »
Terrain oublié, capital fantôme et dettes cachées
Le premier choc, dans ce rapport, vient d’un terrain public de 10 000 m² situé à la Cité Plage, Tevragh Zeina (Nouakchott).
Attribué à la SMH par décret n° 2008-167 du 6 novembre 2008, ce bien n’a jamais été inscrit dans les comptes de la société.
« La société s’est limitée à comptabiliser les frais d’enregistrement foncier, contrairement au plan comptable qui impose l’inscription à la valeur vénale au jour du transfert de propriété. » (Page . 298.) Le directeur financier justifie cet oubli par “la faible valeur marchande” du terrain, jugé marécageux. La Cour balaie l’argument : aucune expertise n’a été réalisée, et l’État est privé de l’évaluation réelle de son patrimoine.
Un capital appelé, jamais versé
Autre révélation : une créance de 132,2 millions MRU (plus de 3,5 millions d’euros) correspondant au capital appelé non libéré par l’État.
Ce capital provient de la fusion avec l’ancienne SMGPM EPIC, et devait être régularisé depuis 2014.
« L’augmentation du capital n’a pas été réalisée dans le délai légal de trois ans. Il s’agit d’une violation de l’article 536 du Code de commerce. »
(Cour des comptes, p. 299.) En clair, la société fonctionne partiellement sur du capital fictif, non libéré depuis près de dix ans.
Des dettes sous-évaluées pour embellir les comptes
La Cour découvre également une sous-évaluation volontaire des emprunts libellés en dollars américains, notamment le financement FPSO (Floating Production Storage and Offloading).
La SMH n’a pas actualisé ses dettes à la date de clôture (31 décembre 2021), entraînant une réduction artificielle des pertes de change de 43,7 millions MRU.
« Cette omission a pour effet de fausser la présentation du passif et de minorer artificiellement les pertes enregistrées. »(Cour des comptes, p. 301.) Autrement dit : les chiffres présentés sont plus jolis qu’ils ne le devraient.Une gestion quotidienne truffée d’anomalies
Le rapport est implacable sur les pratiques de gestion :
- Factures sans mentions obligatoires (NIF, adresses, détails techniques).
- Paiements sans pièces justificatives.
- Services offerts gratuitement à certaines entreprises privées.
- Archivage technique déficient, avec des dossiers d’exploration manquants.
- Retard de facturation et recouvrement aléatoire des frais de stockage d’hydrocarbures.
« La Cour a constaté des prestations gratuites et un manque d’archivage technique compromettant la traçabilité des opérations. » (Cour des comptes, p. 302.)
Infrastructures vieillissantes et risques industriels
Les auditeurs soulignent aussi la dégradation avancée des pipelines et dépôts, évoquant un risque élevé d’incident industriel. Les systèmes de sécurité et d’entretien sont “insuffisants et irréguliers”. Certains équipements stratégiques n’ont pas été rénovés depuis plus d’une décennie. « Les pipelines non rénovés et la capacité de stockage insuffisante représentent une menace pour la continuité de l’approvisionnement national. » (Cour des comptes, p. 304.) Un constat alarmant pour une société censée garantir la sécurité énergétique du pays.
Des marchés publics sans rigueur
Le rapport cite plusieurs marchés problématiques, notamment le marché n° 0252/06/CPMP/SMH/2023, classé comme nécessitant “un suivi administratif renforcé”. La Cour évoque des retards d’exécution et des irrégularités formelles dans la passation des marchés. Plus globalement, la SMH peine à respecter les règles du Code des marchés publics : les procès-verbaux de réception sont absents ou tardifs, et certaines prestations ont été réglées avant validation définitive.
La Cour des comptes, juge sévère
Au terme de son audit, la Cour dresse un verdict sans appel :
« Les pratiques comptables et administratives observées à la SMH traduisent une faiblesse de la gouvernance interne, une absence de maîtrise des risques et une sous-évaluation du patrimoine public. » ( Rapport général annuel, 2023.)
Elle recommande :
- l’enregistrement de tous les actifs,
- la régularisation du capital,
- la mise à jour des emprunts,
- le renforcement du contrôle interne,
- et la mise en place d’un système d’archivage numérique sécurisé.
Une entreprise stratégique, mais sous respiration artificielle
Au moment où la Mauritanie s’apprête à devenir productrice de gaz naturel (projet GTA), la SMH reste le maillon faible d’une chaîne énergétique cruciale. Ses failles structurelles capital bloqué, infrastructures vétustes, gestion floue font peser un risque direct sur la future manne gazière. “La SMH, censée incarner la souveraineté énergétique nationale, fonctionne encore comme un service administratif des années 1990 : sans contrôle interne, sans numérisation, et avec un patrimoine public mal enregistré.” (Analyse de la Cour des comptes, 2023.)
Un avertissement avant le choc
L’audit de la Cour agit comme un miroir impitoyable : ce n’est pas le pétrole qui manque à la Mauritanie, mais la rigueur pour le gérer. Derrière les chiffres, le rapport dévoile le vrai visage d’une entreprise nationale fragilisée par la complaisance et la routine. Et tant que cette “Société Mauritanienne des Hydrocarbures” n’aura pas fait sa révolution interne, le pays risque de voir ses richesses naturelles s’évaporer dans la bureaucratie et le silence.



Souleymane Hountou Djigo
Journaliste, blogueur




