Libye : enquête sur le forcing diplomatique de Sarkozy

Elysée, jeudi 10 mars. Les trois émissaires de l’opposition libyenne que Nicolas Sarkozy reçoit depuis une heure s’apprêtent à prendre congé. Ils sont aux anges. Le chef de l’Etat a dit oui à presque toutes leurs requêtes.

 

 

«Bien entendu, dit Mahmoud Djibril, leur porte-parole, nous vous laissons le soin d’annoncer toutes ces mesures, sans doute après que vous les aurez présentées à vos collègues européens demain. » «Mais non, répond le président français. Faites-le vous-même tout de suite. Je vous y autorise. Je vous y encourage même. » Les trois hommes n’en reviennent pas. Qu’a-t-il en tête ?

Quelques minutes plus tard, voilà donc les trois Libyens qui, sur le perron de l’Elysée, parlent au nom de la France. Ils annoncent que – première mondiale – Paris a décidé de reconnaître le Conseil national de Transition en Libye ! Un peu plus tard, c’est au tour de Bernard-Henri Lévy de se faire le porte-parole de la diplomatie française. Le médiatique intellectuel a participé à la rencontre en tant que «gentil organisateur », comme dit un diplomate furieux. Toujours avec l’assentiment du président de la République, BHL présente les autres décisions majeures de Nicolas Sarkozy : il assure que le président souhaite que l’on engage une action militaire contre la Libye sous la forme de frappes ciblées visant à prévenir des bombardements aériens contre les populations civiles. Pourquoi Sarkozy fait-il parler des non-officiels ? Pour prendre tout le monde de court, pour forcer la décision, en Europe comme en France. Car, « dans cette affaire, il est seul», constate Bernard-Henri Lévy.

 

Bien seul, en effet. 

 

A part le Britannique David Cameron, personne en Europe ne le soutient. Le Premier ministre néerlandais assure que son geste est «fou ». La chancelière allemande Angela Merkel se dit « très sceptique ». En France, on n’est guère plus tendre. Au ministère de la Défense, on ne cache pas off the record que l’on est « très réticent ». Quant au nouveau ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, il est gêné aux entournures. Il confie au «Nouvel Observateur» que, certes, il était « au courant » de la décision du chef de l’Etat et qu’il y était «favorable », mais qu’il «aurait préféré que celle-ci soit d’abord annoncée à nos homologues européens ». Et on comprend qu’en réalité il aurait préféré qu’elle ne soit pas prise du tout – et en tout cas sans BHL, qu’il n’aime pas.

Mais, pour Nicolas Sarkozy, l’occasion était trop belle. La crise libyenne tombe à pic. Quand, jeudi 3 mars, Bernard-Henri Lévy l’appelle de Benghazi pour lui proposer de rencontrer des opposants libyens, il est dans la nasse. Depuis l’affaire Alliot-Marie, cela fait des semaines que la diplomatie française est la risée de l’Europe et du monde arabe. Les critiques viennent même de l’intérieur de l’Etat. Dans des tribunes de presse, des groupes de diplomates en activité ou non critiquent l’action internationale de la France. Du jamais-vu. Déjà en précampagne, Nicolas Sarkozy flaire le danger. Très attachés au rayonnement de la France, les Français n’aiment pas qu’on se moque de leur diplomatie. Le président vient tout juste de changer de ministre des Affaires étrangères. Il a nommé une personnalité très respectée. Mais, il le sait, il lui faut autre chose pour rebondir, pour revenir au centre du jeu. Un gros coup.

C’est dans la crise qu’il est à son meilleur. Il a l’art de mener des Blitzkriege diplomatiques. On l’a vu face à la Russie, en août 2008 La Libye pourrait bien être sa nouvelle Géorgie, le point d’orgue de son G8. Il n’a pas que des raisons politiciennes. Pour Paris, la Libye est un pays important. La France en importe 6% de son brut et Total y exploite un important gisement de pétrole. La Libye est frontalière de quatre pays francophones stratégiques, dont on redoute la déstabilisation : la Tunisie, l’Algérie, le Tchad et le Niger (où Areva puise l’essentiel de l’uranium des centrales françaises). Les stratèges français craignent aussi que, si elle s’installe dans la guerre civile, la Libye ne devienne une Somalie aux portes de l’Europe, donc un territoire propice à l’influence d’Al-Qaida. Ils redoutent aussi une immigration clandestine accrue. Il est donc urgent de s’en mêler.

Pendant quatre jours, Nicolas Sarkozy va faire le forcing pour convaincre ses homologues de reconnaître le Conseil de Transition et d’autoriser des frappes. Avec David Cameron, il demande une réunion exceptionnelle du Conseil européen à Bruxelles. Il se heurte à l’agacement, voire à l’hostilité d’Angela Merkel et des responsables est-européens, qui n’aiment pas qu’on leur force la main. La haute représentante pour la Politique étrangère, Catherine Ashton, elle, ne voit pas ce que l’Europe irait faire dans cette galère et à quoi quelques frappes pourraient bien mener. «Retenez vos chevaux», lance la baronne.

Les Etats-Unis ne sont pas chauds, eux non plus. Lundi, en marge d’une réunion du G8, Hillary Clinton rencontre Mahmoud Djibril, l’émissaire de l’opposition libyenne, à l’hôtel Westin, à Paris. Elle lui fait comprendre que Washington trouve que la France (et la Grande-Bretagne) vont trop loin, que l’opération proposée – des actes de guerre – est trop risquée politiquement. Les Etats-Unis sont d’accord pour l’instauration de zones humanitaires protégées, mais c’est tout. Le Pentagone redoute d’être entraîné dans un troisième conflit contre un pays musulman. Déçu par cette fin de non-recevoir, Djibril ressortira de l’hôtel par une porte dérobée afin de ne pas s’afficher avec la secrétaire d’Etat.

La France ira-t-elle seule, avec la Grande Bretagne ? A Paris, les militaires assurent qu’ils peuvent le faire, même s’ils n’en ont pas envie. « Nous pouvons détruire les principales pistes d’aéroports, les gros regroupements d’hélicoptères et la poignée d’avions de chasse dont dispose encore Kadhafi, dit-on au ministère de la Défense. Cela ne demande qu’une quinzaine d’avions, y compris les ravitailleurs et les Awacs, et une ou deux frégates antiaériennes. » Les frappes seraient lancées loin de la Libye avec des missiles ou des bombes d’une portée de plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres guidées au laser. « Nos satellites ont déjà repéré les cibles principales. Cela peut se monter en quelques jours sans problème technique. » Mais pas sans risque politique.

Alain Juppé assure que la France ne s’engagera dans cette aventure que si elle obtient l’aval du Conseil de Sécurité. Nicolas Sarkozy est moins catégorique. Il dit que ce serait «préférable ». La Russie, la Chine et d’autres membres du Conseil, comme l’Allemagne, le Brésil ou même les Etats-Unis, sont hostiles à ces frappes. Paris et Londres prendraient-ils le risque d’agir sans l’autorisation de l’ONU ? William Hague, le patron du Foreign Office, évoque la convention qui impose à la communauté internationale de mettre fin à des crimes contre l’humanité. Mais, pour l’instant, rien ne prouve que de tels actes soient commis.

Ce n’est pas tout. «Pour que Paris et Londres y aillent seuls, dit BHL, il leur faudrait le soutien d’un grand pays arabe, comme l’Egypte. » Depuis plusieurs jours, l’Elysée cherche à obtenir un appui concret du Caire. Lequel ? Même si cela n’est pas nécessaire techniquement, Paris voudrait qu’avant de frapper la Libye ses appareils passent au-dessus de l’Egypte ou, mieux, se ravitaillent sur une base égyptienne et que, de la sorte, le plus grand pays arabe donne implicitement son aval à l’opération. Ce n’est pas gagné.

Vincent Jauvert

Source  :  Le Nouvel Observateur le 17/03/2011

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