
Par un après-midi d’avril 1919, tandis que l’Europe pansait ses plaies, un vieil homme s’éteignait discrètement dans sa case de Khouma, sur les rives du fleuve Sénégal. Yoro Boly Dyâo, 72 ans, né un 16 mai 1847 sur cette même terre du Waalo, chef de canton à la retraite, emportait avec lui un trésor fragile : la mémoire des royaumes wolofs.
Dans ses cahiers manuscrits, aujourd’hui conservés à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, gît la première histoire du Sénégal écrite par un fils du pays, un aristocrate waalo devenu historien par la force des circonstances et la passion de la transmission.
En 1856, le gouverneur Faidherbe crée l’École des Otages de Saint-Louis, destinée à former les jeunes élites locales tout en les déracinant de leur culture. Yoro Boly Dyâo, enfant de l’aristocratie du Waalo, y est envoyé avant ses dix ans. Formé à la culture française, il n’oubliera jamais ses racines et la mémoire des lignées Guénio, celles qui avaient apporté la métallurgie du fer et la culture du sorgho dans la vallée.
La vie de Yoro Boly bascule en 1876 lorsque l’administration coloniale lui ordonne de participer à la répression de la révolte du prince Sidya Ndatté Yalla Diop, fils de la reine Ndaté Yalla Mbodj. Obéir à cette injonction fut longtemps considéré comme une trahison. Pourtant, il croyait à une coexistence possible et continua à protéger l’histoire de son peuple.
Pendant qu’il servait l’administration coloniale, il travaillait à un projet discret mais colossal. Dès 1860, il parcourt le Cayor, le Baol, le Djoloff et son Waalo natal. Il s’assoit auprès des griots, interroge les gardiens des lignées princières et consigne les généalogies préservées par la tradition orale depuis des siècles.
En 1864, il publie dans Le Moniteur du Sénégal sa célèbre Histoire des Damels du Cayor. Le texte passe presque inaperçu. Il faudra attendre des années pour que ces trésors soient partiellement exhumés.
Dans ses notes personnelles, il avance une hypothèse audacieuse : les peuples de Sénégambie descendraient de migrants venus de la vallée du Nil. Six grandes migrations, menées par des pharaons qu’il nomme Fari, auraient peuplé la région. Il établissait des correspondances linguistiques et rapprochait des cosmogonies, traçant, un siècle avant Cheikh Anta Diop, les linéaments de ce qui deviendra la thèse de l’origine égyptienne des civilisations ouest-africaines.
Celui qui eut trente-trois enfants, dont une fille épousera le grand résistant Alboury Ndiaye, dernier bourba du Djoloff, meurt le 3 avril 1919. Une modeste pension de 1 200 francs, accordée en 1914, aura été la seule reconnaissance officielle de la France pour ce serviteur zélé mais discret.
Aujourd’hui, son nom ressurgit dans les couloirs de l’UCAD. Sa mémoire reste dans ses notes et ses cahiers, considérés comme une pierre de Rosette pour comprendre les origines des royaumes sénégalais.
Sur les rives du fleuve Sénégal, à Khouma, sa tombe est modeste. Les eaux brunâtres continuent leur cours immuable, comme si le fleuve lui-même veillait à préserver la mémoire de celui qui comprit que les peuples qui ne s’écrivent pas sont condamnés à être écrits par d’autres.
Dans la bibliothèque du professeur Sékna Diop, une citation de Yoro Boly Dyâo, calligraphiée, orne le mur : « Il faut que les peuples se racontent eux-mêmes, sinon d’autres écriront leur histoire à leur place. »
Source : Le Soleil (Sénégal)
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com



