Afrique XXI – Martiniquais. Français. Algérien. Africain. Ces quatre adjectifs reflètent nos tentatives de rendre compte des multiples identités de Frantz Fanon, en les ancrant dans des appartenances ou des « citoyennetés » qui renvoient chacune à des espaces d’ordre différent : régional, continental, national, et insulaire qui correspondent plus ou moins à la chronologie de ses déplacements à travers le monde.
Ces quatre adjectifs se combinent – plus ou moins heureusement – pour former ce que Patrick Chamoiseau a appelé dans un discours donné en 2011 au Congrès international d’addictologie « l’arbre relationnel de Frantz Fanon » : les branches d’un même tronc, d’un même corps, d’un même homme engagé dans un combat pour la dignité de l’homme noir et de tous les opprimés du monde entier, pour ne pas dire des damnés de la terre1.
Martiniquais de naissance et de culture première, Français troublé, d’une citoyenneté de seconde classe, Algérien ambassadeur d’une nation non encore advenue, et, finalement, Africain, il faut bien le dire « autoproclamé », dans la ferveur anticoloniale qui a animé ses rêves aussi bien que ses actions. Ces quatre adjectifs dessinent une géographie dont les points d’ancrage peuvent, et doivent être constamment relus dans leur complexité, y compris avec leurs limites et leurs paradoxes.
Pour sûr, on reconnaît dans cette géographie le fameux Atlantique noir théorisé par Paul Gilroy dans les années 1990, qui retrace à partir du voyage inaugural de l’Afrique – le fameux passage du milieu – toute une série de trajectoires transcontinentales constitutives de l’histoire du monde noir et de la diaspora, entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques2. Pour sûr, Frantz Fanon est une figure de l’Atlantique noir. Mais, tout aussi sûrement, on pourrait s’arrêter sur chacun des points et en extraire une géographique singulière : ainsi, on montrerait qu’il y eut dans la vie de Fanon non pas une mais des FranceS (Paris, l’Alsace, le sud de la France, la Normandie, Lyon, Saint-Alban, etc.), non pas une mais des AlgérieS et des TunisieS, et peut-être même des MartiniqueS.
S’il s’agit de penser Fanon l’Africain, de quelles Afriques parle-t-on ? Il est évident qu’il y a chez Fanon deux Afriques : l’Afrique du Nord, c’est-à-dire l’Afrique de l’Algérie, la Libye et la Tunisie dont il a un passeport, et l’Afrique dite noire, au sud du Sahara. Sur cette carte-là on trouve le Mali, le territoire qu’il arpente en tant qu’ambassadeur itinérant pour le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), le Congo de Lumumba, et l’Afrique du Sud sous le système de l’apartheid de son vivant, dont il suit de près les sursauts historiques depuis Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952). Idem pour Madagascar, l’île rebelle, de la grande insurrection anticoloniale de 1947 et de la terrible répression qui s’ensuivit.
« Disloquer le monde colonial »
Je suis bien consciente qu’en posant comme point de départ cette distinction entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne je reprends une séparation géopolitique extrêmement chargée et aujourd’hui contestée en tant que construction coloniale et idéologique3.
Ce découpage, notamment entre nord et sud du Sahara, a été souvent repris et contesté dans le discours panafricain. Je le reprends afin de le rapporter aux préoccupations qui animeront Fanon pendant toute sa vie, à savoir dénoncer la construction des catégories qui essentialisent l’homme noir, à commencer par la différence raciale, entre le noir et le blanc.
L’Afrique – les Afriques – que Fanon aborde au milieu du XXe siècle se présente comme le macrocosme de la ville coloniale décrite dans Les Damnés de la terre (Maspero, 1961) comme « monde compartimenté, ce monde coupé en deux, [et] habité par des espèces différentes » elles-mêmes fabriquées par l’idéologie coloniale. Il s’agira, écrira-t-il, de « disloquer le monde colonial » – ce qui « ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profonde du sol et l’expulser du territoire. » Tant dans sa pratique de militant que dans sa profession de médecin et dans ses essais, Fanon n’aura de cesse de ménager des passages mais, surtout, de manière radicale, d’abolir les lignes impériales de partage du monde, des hommes, de leurs territoires et de leurs corps.
« Le sauvage de la brousse »
On a largement commenté la manière dont Fanon démonte dans Peau noire, masques blancs les mécanismes de la construction binaire de l’altérité raciale, ou ce qu’il appelle la « fixation » du Noir comme noir par le Blanc. Ce qui m’intéresse plus précisément concernant le rapport de ce sujet noir à l’Afrique est une autre proposition de Fanon, qui complique le schéma précédent en cassant la binarité Noir/Blanc tout juste posée. En effet, lorsque Fanon énonce que « le Noir a deux dimensions, l’une avec le Blanc, l’autre avec ses congénères », il introduit un tiers terme quelque peu énigmatique, et dont l’essai révélera effectivement la fluidité. Qui est ce « congénère » ?
Étymologiquement défini comme « celui qui appartient à la même espèce », « congénère » renvoie chez Fanon au compatriote : ce sera, nous disent les chapitres successifs de Peau noire, masques Blancs, l’Antillais (le Martiniquais) qui se pavane en ville de retour de France, mesurant sa supériorité auprès du cousin à qui il exhibe les signes de son « évolution ». Ou l’Antillaise, telle Mayotte Capecia dans le deuxième chapitre, « La femme de couleur et le blanc » ; ou encore le petit-bourgeois antillais que Fanon sait si bien mettre à mal dans ses écrits. Mais il existe un « autre Noir » plus déterminant encore dans le processus d’aliénation, celui qui sert à mesurer encore plus efficacement les rapports de proximité/distance d’avec le Blanc : c’est l’Africain. Je ne veux pas dire l’étudiant africain rencontré à Paris, mais un Africain dont la force fantasmatique est considérable : il s’agit du « sauvage ».
Source : Afrique XXI
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