Le Cameroun est devenu un « État-Ehpad »

Afrique XXI Parti pris · Malgré ses bientôt 93 ans et des capacités physiques et intellectuelles visiblement diminuées, Paul Biya brigue un nouveau mandat à l’occasion de l’élection présidentielle du 12 octobre, au Cameroun. Dans ce pays, la gérontocratie est devenue la norme, creusant un peu plus le fossé avec une population jeune dont les aspirations sont étouffées par un régime d’usure silencieuse.

Au cours d’un dîner informel à Genève en 2025, le politologue Jean-François Bayart, avec la lucidité ironique qui lui est coutumière, proposait une formule saisissante pour caractériser la scène politique camerounaise : un « État-Ehpad ». Par cette expression, empruntée au lexique de la gérontologie institutionnelle – les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) –, il ne s’agissait nullement de pointer l’existence d’une politique sociale tournée vers les aînés, quasi inexistante au Cameroun, mais bien de désigner une forme particulière de gouvernementalité, dans laquelle la vieillesse, loin de marquer le retrait, est le cœur même du pouvoir. Cette métaphore révèle un fait saillant : l’architecture de l’État camerounais repose sur une gérontocratie institutionnalisée, où les plus hauts sommets des pouvoirs civil et militaire sont occupés par des figures âgées, souvent octogénaires ou nonagénaires, et dont la longévité dans les fonctions d’autorité dépasse l’entendement.

Le président Paul Biya, qui aura 93 ans en février 2026, en incarne l’illustration la plus éloquente. À la tête du pays depuis 1982, il vient d’annoncer sa candidature – pour un huitième mandat – à l’élection présidentielle du 12 octobre. Il gouverne entouré d’un cercle restreint d’hommes et de femmes dont plusieurs occupent depuis des décennies des postes stratégiques de la République. Dans la sphère civile, cette gérontocratie se manifeste par la longévité exceptionnelle d’acteurs tels que Marcel Niat Njifendji, réélu à la présidence du Sénat à 91 ans, Cavaye Yeguie Djibril, 85 ans, président de l’Assemblée nationale depuis 1992, ou encore Adolphe Moudiki, 86 ans, directeur général de la Société nationale des hydrocarbures depuis 1992.

Les institutions judiciaire, diplomatique, et d’autres postes parlementaires et ministériels ne sont pas en reste, avec Laurent Esso (82 ans), Clément Atangana (84 ans), Laurentine Koa Mfegue (88 ans), ou encore Madeleine Tchuente (76 ans), tous encore en fonction malgré le poids de l’âge. Nombre de leurs homologues aujourd’hui décédés ont, jusqu’à leur dernier souffle, continué à siéger, comme Delphine Zanga Tsogo ou Delphine Medjo. Dans les rangs de l’armée, le tableau est tout aussi évocateur. Les nominations militaires de juillet ont conforté cette logique de la reconduction d’un personnel militaire sénescent : Martin Mbarga Nguelé, 93 ans ; René Claude Méka, 89 ans ; Emmanuel Amougou, 73 ans…

Une élite du troisième, voire du quatrième âge

Ce gouvernement des anciens compose ainsi un même État-Ehpad à deux visages : civil et militaire. Profondément imbriquées, ces deux sphères s’articulent autour d’une même logique de continuité oligarchique et de conservation du pouvoir entre les mains d’une élite vieillissante.

Cette configuration n’est pas l’apanage du seul Cameroun. D’autres États africains présentent des traits similaires de gérontocratie prolongée, comme la Guinée équatoriale, le Congo-Brazzaville, l’Ouganda, l’Érythrée ou le Zimbabwe. Un peu partout sur le continent, le pouvoir suprême est accaparé par des dirigeants dont l’âge dépasse de très loin celui de la population qu’ils dirigent, accentuant l’écart générationnel entre gouvernants et gouvernés1. Dans le cas du Cameroun, la jeunesse représente une large majorité de la population : plus de la moitié a moins de 20 ans, et seulement 3,6 % plus de 65 ans.

Achille Mbembe le résume avec mordant : « L’Afrique est gouvernée par des vieillards qui peinent à rester éveillés2 ». En effet, la plupart de ces « vieux » présentent ou ont souvent présenté des signes de fatigue visibles lors de leurs très rares apparitions publiques : déplacements à pas de tortue ou assistés, somnolence lors des conférences et forums internationaux, malaises en public, absences prolongées sur la scène publique et au travail, troubles récurrents de la mémoire, longs et fréquents séjours médicaux à l’étranger, dysarthrie lors des prises de parole en public, etc. C’est un fait de la nature que le fabuliste français Jean de La Fontaine a bien croqué : par la force des choses, tous les vieux sont « décrépit[s], goutteux, n’en pouvant plus [de souffrance] Le lion, le loup et le renard »), «  gémissant[s], courbé[s] et march[a]nt à pas pesants, […], n’en peuv[a]nt plus d’effort et de douleur La Mort et le Bûcheron »), ce qui est le lot des résidents des maisons de retraite.

« Pardon, va te reposer »

Ce phénomène de sénescence du pouvoir n’est pas sans susciter critiques et résistance. La pétition d’écrivains africains contre la « présidence à vie » en 20203, le titre provocateur du chanteur camerounais Longuè Longuè (« Papa, tu es fatigué, pardon, va te reposer »), la lassitude exprimée par le jeune artiste Satellite Leking (« le vieux, faut nous laisser, on est fatigué, on veut le changement »), les positions individuelles de certains évêques camerounais contre une énième candidature du président, les publications satiriques du journal Le Popoli représentant le président en train de ronronner, ou encore le reportage de Naja TV sur « Ces papis qui gouvernent le Cameroun »4 illustrent cette fronde contre l’ordre vieillissant.

Si donc le constat semble acquis – le Cameroun est gouverné par des vieillards –, il reste à comprendre comment cette gérontocratie s’est instituée, consolidée, légitimée, et comment elle parvient, malgré les protestations, à s’imposer comme mode de gouvernement et comme norme dans l’imaginaire politique, avec son corollaire de production de désespoir.

Au Cameroun, l’État-Ehpad repose sur un dispositif sophistiqué de représentation par lequel la vieillesse physique et morale des élites gouvernantes est volontairement niée, neutralisée, et même inversée. Le pouvoir, dans sa forme actuelle, s’enracine dans un double imaginaire politique : la sacralisation de l’âge comme gage de sagesse politique et un processus actif d’effacement des signes de sénescence, dans les images officielles comme dans les discours sociaux.

« Toujours en forme », le déni du temps qui passe

La première opération de cette fabrique symbolique s’appuie sur une conception platonicienne du pouvoir, qui fait de l’âge avancé le sceau d’une vertu politique supérieure. Le vieux au sommet de l’État est supposé désintéressé, apaisé, éclairé par l’expérience. Répondant à un contradicteur dans le cadre d’un débat télévisé, l’ancien opposant Jean de Dieu Momo (président du parti politique Les patriotes démocrates pour le développement du Cameroun), désormais membre du gouvernement (ministre délégué auprès du ministre de la Justice), affirmait5] en 2018 :


« Son âge [celui du président Paul Biya, NDLR], c’est son meilleur atout. Il a l’âge où on n’a plus peur de mourir, il a l’âge où on transmet la succession, il a l’âge où on conseille les enfants, il a l’âge de diriger, il a l’âge de la sagesse, il a l’âge de la bibliothèque »

Dans cette logique, la vieillesse n’est pas un déclin, mais un capital moral et politique. À rebours des passions, de l’impatience et de la corruption prêtées à la jeunesse, elle incarne la stabilité, la pondération, la hauteur de vue. Le président n’est pas un homme fatigué, mais un « patriarche », dont le corps fléchi serait le signe d’une conscience élevée tournée vers le bien commun.

Ce discours est relayé par tout un appareil politique, institutionnel et iconographique qui s’emploie à nier les marques physiques de l’âge de Paul Biya. Les images officielles du chef de l’État sont figées dans le temps : costume impeccable, sourire de façade, regard vif, teint lissé, comme s’il était resté prisonnier des années 1980, qui ont vu son accession à la magistrature suprême. La voix tremblante, les gestes lents, les absences prolongées ne font pas partie du récit. Mieux : la propagande présidentielle nie vigoureusement tout soupçon de déclin, notamment en cas de rumeurs de décès.

On le présente alors comme « toujours chaud gars » « en parfaite santé » – formules rituelles censées conjurer la mort. Le blanchiment des cheveux est soigneusement évité ; les signes de calvitie sont masqués. Tout concourt à maintenir la fiction d’un dirigeant invincible, éternellement jeune. Ce phénomène n’est pas propre au Cameroun : le maintien au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en Algérie, quasi muet et cloué dans un fauteuil roulant, relevait de la même logique d’illusion, jusqu’à son effondrement brutal, en 2019. Ailleurs, en Italie, le président du Conseil des ministres, Silvio Berlusconi, avait été entièrement relooké par la chirurgie esthétique et plastique pour faire oublier son âge.

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Patrick Belinga Ondoua

est chercheur à l’Université d’Antwerp & au CERI – Sciences Po Paris.

 

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

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