
M Campus – Enquête – Si la désinformation et les discours anxiogènes sur l’alimentation ont toujours existé, la force de frappe des réseaux sociaux en fait désormais un problème de santé publique, selon les experts. Ils en appellent à « occuper le terrain » numérique.
« La fameuse cuillère à soupe de vinaigre de cidre avant le repas ! » : les amis d’Izia s’en souviennent encore. Avec le sourire, mais une petite moue qui en dit long. Leur camarade, comme eux étudiante en lettres à l’université Sorbonne-Nouvelle, à Paris, les a récemment invités lors d’une soirée à essayer cette expérience de nutrition glanée sur les réseaux. La jeune femme reconnaît être une « grande fan » des comptes et hashtags healthy ou fitness qui pullulent sur Instagram, où elle « pioche parfois des idées de recettes, d’exercices physiques, des astuces santé… » Elle sait pourtant bien que « celle sur le vinaigre de cidre », censée aider le corps à lisser les pics de glycémie selon l’influenceuse à succès et biochimiste Jessie Inchauspé, ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique. Mais « il y a tellement de trucs sur les réseaux sociaux, on ne sait plus trop ce qui est vrai », souffle-t-elle en scrollant sur son téléphone.
Le sentiment de flou d’Izia et de ses amis est largement partagé au vu du baromètre de l’esprit critique, réalisé en 2025 par OpinionWay pour Universcience : 65 % des 18-34 ans déclarent ne « savoir pas vraiment qui croire » sur le sujet de l’alimentation, contre 56 % de l’ensemble des Français. Mais ce sondage montre aussi que les jeunes adultes se tournent plus spontanément que les autres générations vers les réseaux sociaux et les influenceurs quand ils veulent s’informer sur le sujet. Conséquence de cette surexposition ou simple péché de jeunesse, « les conceptions erronées sur l’alimentation touchent nettement plus les jeunes que les plus âgés ».
Efficacité des cures de détox ou des jeûnes, des régimes hypocaloriques, sans sucre ou sans gluten, ou encore du citron glacé pour lutter contre le cancer : « La désinformation sur l’alimentation a toujours existé. Mais la force de frappe des réseaux sociaux, où bonnes informations et fake news s’entremêlent, en fait désormais un problème de santé publique », résume Serge Hercberg. Le professeur de nutrition, créateur du Nutri-Score, a cosigné une tribune sur le sujet dans The Conversation, appelant à intégrer la question de l’alimentation dans la « lutte contre la désinformation en santé ».
Il rappelle que certains créateurs de contenus « ont des liens d’intérêt avec des industriels de l’alimentation, ou bien des produits à vendre ». De quoi expliquer, selon lui, une partie des discours biaisés sur l’alimentation en ligne, d’autant plus préjudiciables qu’ils concernent des jeunes adultes connectés, en pleine construction de leur identité.
Valeur de preuve
« L’alimentation est l’un des premiers facteurs d’autonomisation quand on entre dans l’âge adulte et qu’on décohabite », analyse aussi Pascale Ezan, professeure des universités à l’université Le Havre-Normandie. Et les jeunes en quête de repères et de modèles alimentaires ont face à eux une myriade de créateurs de contenus cuisine, fitness ou encore santé parlant alimentation. Ils appartiennent à leur génération, partagent les mêmes centres d’intérêt et maîtrisent les codes de la communication numérique.
S’il leur arrive parfois de s’inspirer des recommandations des professionnels de santé, en les adaptant, ils revendiquent rarement des diplômes en nutrition ou en diététique. Car, sur les réseaux, l’expérience prévaut sur l’expertise : « Les créateurs partagent souvent leur témoignage, intime, et leurs succès ou difficultés avec tel régime ou recette », commente la chercheuse.
C’est ce témoignage qui a valeur de preuve, plus que les études scientifiques. « J’ai arrêté le sucre, et ma vie a changé », raconte ainsi une jeune femme sur Instagram. « Le mode de vie cétogène [alimentation riche en graisses et pauvre en glucides] m’a véritablement sauvée il y a trois ans », explique une autre… Autrement dit : les créateurs de contenus incarnent une autorité horizontale, bienveillante et proche, d’autant plus si leur nombre de followers est important. Là où les médecins et scientifiques apparaissent parfois « froids », voire « moralisateurs », « verticaux » et « trop institutionnels », selon les mots d’Izia et de ses amis.
Les spécialistes interrogés reconnaissent que les influenceurs peuvent parfois constituer des relais intéressants à l’action publique dans la mesure où ils font souvent la promotion d’une alimentation saine et souvent cuisinée. Néanmoins, les fake news nutritionnelles qui prospèrent en ligne les incitent à voir le verre à moitié vide.
D’autant que l’analyse des menus et régimes « sains » proposés sur les réseaux sociaux révèle autre chose. « Les trois quarts d’entre eux sont déséquilibrés, trop restrictifs en matière de calories, avec une mauvaise répartition des protéines, glucides et lipides… », énumère Pierre Déchelotte, professeur des universités et médecin au service nutrition du CHU de Rouen.
Le professeur note surtout une approche de la nourriture « utilitariste, idéalisée et culpabilisante », tournant beaucoup autour de la minceur, de l’esthétisme, de la responsabilité des individus, des « bons » et des « mauvais » aliments… Des normes sociales dans lesquelles les internautes peuvent rapidement se retrouver prisonniers par le truchement des algorithmes.
Source : M Campus
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