Guinée-Bissau – « Embaló a une conception autoritaire du pouvoir »

Afrique XXI  – Entretien · Les Bissau-Guinéens sont appelés aux urnes le dimanche 23 novembre. Bubacar Turé, le président de la Ligue guinéenne des droits humains (LGDH), s’inquiète d’une situation dégradée dans le pays, que ce soit dans le domaine des droits humains ou sur le plan politique.

Les Bissau-Guinéens sont appelés aux urnes dimanche 23 novembre pour les élections générales. Fait inédit, l’historique Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), qui a mené le pays à l’indépendance en 1973, ne présentera pas de candidats. La Cour suprême a rejeté la participation de sa coalition, le Plateforme de l’alliance inclusive-Terra Ranka (PAI-Terra Ranka), au motif qu’elle avait déposé son dossier trop tard, le 19 septembre, alors que la date limite était le 25. Un autre parti qui a gouverné dans le passé, le Parti du renouveau social (PRS), a été également empêché de concourir. La Cour suprême a rejeté le dossier de sa coalition, l’Alliance patriotique inclusive (API-Cabas Garandi), au motif, cette fois, que certains partis étaient membres d’autres coalitions.

Acquise au président Umaro Sissoco Embaló, la Cour suprême lui a pavé la voie vers un deuxième mandat. À moins que Fernando Dias, candidat indépendant issu du PRS et soutenu par le PAIGC, ne crée la surprise… Quoi qu’il en soit, la non-participation à la présidentielle du PAIGC et de son très populaire président, Domingos Simões Pereira, pourrait présager une crise postélectorale.

Une large victoire du président Embaló aux législatives, scénario probable, pourrait lui donner les coudées franches pour modifier la Constitution ou en faire adopter une nouvelle. L’actuelle Loi fondamentale, issue en 1993 de la transition démocratique, est semi-présidentielle – à l’inverse d’une majorité de régimes, présidentiels, en Afrique de l’Ouest – et elle confère beaucoup de pouvoirs à l’Assemblée nationale, qui désigne le Premier ministre. Elle a survécu à de nombreux coups d’État et à une guerre civile, mais pourrait ne pas survivre à un deuxième mandat d’Embaló. Ce dernier s’est d’ailleurs employé, par diverses manœuvres, à en paralyser les institutions pour gouverner sans contre-pouvoirs.

Embaló se méfie de l’armée, bien qu’il ait pris le pouvoir avec son soutien. Cette dernière avait de fait coupé court au contentieux électoral de 2019-2020. Il sait trop bien que les allégeances sont mouvantes, surtout quand les rivalités s’intensifient pour la maîtrise de divers trafics, dont celui de la cocaïne. Fin politicien, il a su habilement instrumentaliser cette instabilité politique chronique pour paralyser une Assemblée dominée par le PAIGC. Il l’a dissoute après la tentative de coup d’État de 2022, puis de nouveau après une autre tentative – qui laisse certains observateurs dubitatifs –en 2023. Il n’a pas jugé utile d’organiser de nouvelles élections législatives anticipées depuis, préférant ne pas s’exposer à une nouvelle défaite tant que le PAIGC était dans la course. Le pays vit donc sans assemblée depuis deux ans.

Dans ce contexte électoral tendu, les droits fondamentaux sont mis sous pression. C’est ce qui inquiète le plus Bubacar Turé, le président de la Ligue guinéenne des droits humains (LGDH). Sous la présidence d’Embaló certaines pratiques se sont généralisées, comme le kidnapping et le tabassage des voix critiques – journalistes, hommes politiques ou activistes. Bubacar Turé a lui-même failli en faire les frais en avril.

« Les discours de haine religieuse et ethnique prolifèrent »

Tangi Bihan : Que pensez-vous du rejet par la Cour suprême des candidatures des coalitions PAI-Terra Ranka et API-Cabas Garandi ?

Bubacar Turé : De mon point de vue, la décision de la Cour suprême est politique. Elle avait fixé la date limite de dépôt des dossiers au 25 septembre et le PAI-Terra Ranka a déposé son dossier le 19. Comment peut-on dire que c’est trop tard ? La Cour a prétendu qu’il lui fallait huit jours pour analyser les candidatures, ce qui menait au-delà du 25 septembre. Mais c’est un faux argument car la loi électorale dispose clairement que l’examen des candidatures débute après la date limite de dépôt des dossiers. L’argument pour le rejet du dossier de la coalition API-Cabas Garandi est tout aussi fallacieux.

La Cour suprême est instrumentalisée par le pouvoir pour éliminer les adversaires politiques de poids qui peuvent battre le président Embaló. En rejetant ces candidatures, elle a rendu un très mauvais service au pays. C’est grave pour la démocratie. Cela porte atteinte au droit des citoyens de choisir librement leurs représentants et alimente l’instabilité dans un pays où les institutions sont déjà fragiles.

Tangi Bihan : Comment se déroule la campagne électorale ?

Bubacar Turé : Le climat est tendu. Les discours de haine religieuse et ethnique prolifèrent, notamment entre les deux principaux candidats. Cela nous inquiète car ces discours portent atteinte à la cohésion sociale et à la cohésion de la nation. On lance un appel aux acteurs politiques : abandonnez ces discours car cela peut nous conduire à une crise postélectorale et à des violences.

Par ailleurs, le régime ne semble pas prêt à accepter le résultat des élections s’il ne gagne pas. Tout montre qu’il ne veut pas d’un processus électoral démocratique et qu’il ne voudra pas abandonner le pouvoir s’il perd.

Tangi Bihan : Pourquoi dites-vous cela ?

Bubacar Turé : Parce que les institutions démocratiques et judiciaires sont manipulées ; elles sont toutes soumises au pouvoir en place. S’il y a un contentieux électoral, ce sera à la Cour suprême de le régler. Mais cette Cour n’est pas indépendante, elle est au service du régime. La manière dont elle a refusé les candidatures des principaux partis le montre. On a un gros problème de transparence dans le processus électoral.

Tangi Bihan : La justice bissau-guinéenne avait la réputation d’être plutôt indépendante. Que s’est-il passé sous Embaló ?

Le pouvoir a organisé un coup d’État institutionnel pour contrôler tout le système judiciaire. En novembre 2023, des hommes armés ont attaqué la Cour suprême, ils ont forcé son président à la démission1. Ensuite, le président de la Cour suprême par intérim a suspendu et démis plusieurs magistrats. La justice n’est donc plus indépendante ; elle est sous la coupe du pouvoir politique.

Lire la suite

 

 

Tangi Bihan

Tangi Bihan est journaliste. Il collabore notamment avec Radio France Internationale et Le Monde diplomatique.

 

 

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page