
Slate – Il y a des êtres qui, par leur parcours et leur histoire personnelle, débordent leur siècle. Robert Badinter était un de ceux-là. Il avait l’intransigeance de celui qui sait ses causes justes et ne dévie jamais de sa route, sinon pour laisser éclater une colère dont l’écho nous transperçait l’âme (cf vidéo ci-dessous). Robert Badinter ne trichait pas. Il était tout entier dans son combat, sa lutte pour la dignité de l’être humain, fut-ce un misérable auteur du plus effroyable des crimes.
Avec Albert Camus, il incarnait cette justice du cœur qui sait les tourments de la condition humaine, ses errements, ses manquements, ses fautes, mais qui, malgré tout, continue à chercher la lumière présente chez chacun de nous. Robert Badinter parlait fort. Chacune de ses paroles avait la magnificence et la grandeur d’un sermon. Il ne s’arrêtait pas à la bassesse de l’espèce humaine, il la sublimait pour toujours essayer de la tirer vers le haut.
Il connaissait la noirceur humaine comme personne. Il l’avait vue à l’œuvre lors de l’arrestation et la déportation de son père. Il l’avait côtoyée lors de ces procès où il défendait les criminels les plus endurcis. Il l’avait humée quand, sous la fenêtre de son ministère, une foule haineuse scandait son nom. Mais malgré toutes ces épreuves, il n’avait jamais renoncé à lutter pour rendre à chacun sa dignité et son honneur.
Il impressionnait par son courage et sa droiture, cette volonté de ne jamais céder à l’air du temps, à la mode, aux vociférations du monde extérieur et de ses secousses. Il disait la loi dans tout ce qu’elle a de plus sévère et rigoureuse, sans rien céder, avec la conviction enracinée au plus profond de son être que la mort dite au nom de l’État de droit représentait une défaite pour l’humanité tout entière.
D’une certaine manière, en abolissant la peine capitale, il a triomphé de la mort. Il l’a rendue vulgaire, atroce, infréquentable. Il l’a congédiée, l’a mise au ban de la société. Seule la mort pouvait donner la mort, jamais les humains. Sa mort a été sa grande affaire. La mort de son père, la mort de celui guillotiné par l’appareil d’État, la mort juive, la mort tzigane, la mort vagabonde infligée par millions dans les camps d’extermination, la mort sociale réservée aux homosexuels, cet ostracisme qui tendait à séparer l’humanité en deux camps bien distincts.
Quand la colère le prenait, il hurlait non pas pour mieux se faire entendre, mais parce que l’indignation, quand elle est le fruit de l’outrage faite au cœur, ne se calcule pas: elle tonne comme tonnent les dieux quand le spectacle des humains les dégoûte. Robert Badinter ne mentait pas. Il personnifiait le métier de vivre, cette exigence d’être à chaque instant de son existence à hauteur de ses idéaux forgés dans les replis de sa conscience, là où s’érige tout un système de valeurs que rien ne peut corrompre ou abîmer.
Mais souvent, même au cœur de ses diatribes les plus féroces, quand il reprenait un journaliste ou s’échauffait à une question vertement posée, aux coins de ses lèvres, apparaissait l’esquisse d’un sourire, un petit sourire enfantin plein de malice et de tendresse, où l’on croyait apercevoir l’ombre du petit garçon juif roublard et perspicace que finalement, jusqu’à ses derniers jours, il n’a jamais cessé d’être.
Il aimait la France comme seuls les enfants d’immigrés l’aiment. Avec passion, reconnaissance et ferveur. S’il fut aussi engagé dans sa lutte contre l’antisémitisme, dans sa dénonciation des crimes du régime de Vichy, c’est que précisément, des hommes et des femmes avaient sali ce pays, son pays tant aimé. Cette profanation ne pouvait pas rester sans réponse. Il fallait répondre au crime avec l’opiniâtreté la plus grande possible. Ce qu’il fit, sans jamais remettre en cause son attachement à son pays natal, mais en le regardant droit dans les yeux, sans flancher.
On ne sait pas vraiment ce qu’est un «grand homme», mais on sait que Robert Badinter en était un. Un juste. Le dernier des justes.
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