France – « Face au RN, une certaine apathie et le spectre de “l’étrange défaite” »

Engluées dans leurs divisions internes et leurs obsessions du casting présidentiel, les forces politiques ne parviennent pas à structurer le débat public avec de nouvelles idées, à dessiner des raisons d’espérer, observe dans sa chronique, Solenn de Royer, journaliste au service politique du « Monde ».

Le Monde   – C’est une petite musique entêtante : à quoi sert-il de lutter, le Rassemblement national (RN) aurait déjà gagné, il faut s’y préparer. Cette antienne est jouée dans plusieurs cercles, politiques et économiques notamment. C’est ce cadre dirigeant d’une grande entreprise à qui son patron demande : « Et toi, tu as des contacts au RN ? » Ou ces entreprises de lobbying qui fournissent des « ateliers RN » à la demande de leurs clients qui veulent comprendre son programme et anticiper certaines politiques publiques s’il accédait au pouvoir. Ou encore cette conversation lors d’un dîner du Siècle, le club de l’élite, entre un élu et un chef d’entreprise, persuadé que Jordan Bardella n’étant qu’une « coquille vide », il serait facile de « l’éduquer », le mettre sous emprise.

Comme si la victoire idéologique, culturelle et politique de l’extrême droite était déjà actée, chacun cherchant le moyen de se rassurer à bon compte et de commencer à s’adapter. Le président du RN, on le sait, multiplie les contacts dans les milieux d’affaires. Pour l’heure, la présidente de l’Association française des entreprises privées, Patricia Barbizet, n’a pas jugé opportun de le recevoir, comme le lobby des grands patrons l’a fait récemment avec les chefs de parti ouverts au compromis budgétaire. Recevoir le RN, c’est prendre le risque de le légitimer. Et d’alimenter la prophétie autoréalisatrice d’une victoire inéluctable, car « plus on y croit, plus c’est possible », s’inquiète le commissaire au Plan, Clément Beaune.

L’ancien ministre macroniste est frappé par ce lent glissement : « Pendant longtemps, les élites ont été dans le déni, considérant que l’extrême droite n’accéderait jamais au pouvoir en France. On est passé du déni à la résignation. Puis de la résignation à la complaisance. » M. Beaune voit dans ce renoncement teinté de lâcheté un mélange de « trahison des clercs » (Julien Benda) et d’« étrange défaite » (Marc Bloch). Or, s’inquiète-t-il, « plus la période de complaisance est longue, plus la bascule se fait ».

Fatigue démocratique

Comment en est-on arrivés là ? La dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024 a enfoncé une brèche. Alors que le RN culminait à 31 % au soir des européennes, la décision d’Emmanuel Macron de provoquer de nouvelles élections a rendu plausible une arrivée de Jordan Bardella à Matignon. Depuis, la présence des députés RN dans près d’une centaine de circonscriptions, sillonnant les cérémonies officielles avec leur écharpe tricolore, a contribué à la notabilisation du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Les sondages, qui le mesurent au plus haut, en position de force pour la présidentielle, contribuent à entretenir ce climat.

Et c’est dans une relative indifférence que s’élargit la « fenêtre d’Overton » (le champ du politiquement acceptable), concept forgé par l’analyste américain Joseph P. Overton dans les années 1990, popularisé par le scénariste Eric Benzekri dans la série de Canal+ La Fièvre. Nicolas Sarkozy, qui adoube Jordan Bardella en le recevant et laisse entendre que la reconstruction de la droite passera par un rassemblement avec l’extrême droite, n’a pas provoqué de grands remous dans son ancienne famille. Seule une poignée de chiraquiens l’ont désavoué, dénonçant la rupture ontologique lancée par l’ancien président de la République avec l’histoire du parti gaulliste.

Cette apathie s’épanouit sur une scène atomisée, où l’alternative peine à se dessiner. Les candidats putatifs ou déclarés sont scrutés, sans rassurer. Le « moment LR », suscité par l’arrivée de Bruno Retailleau au ministère de l’intérieur, s’est évanoui. Le Parti socialiste a repris des couleurs à l’aune du débat budgétaire, mais son premier secrétaire, Olivier Faure, ne se voit pas crédité dans les sondages de sa stratégie du compromis. Fin novembre, Raphaël Glucksmann s’est vu fragilisé par sa confrontation, jugée ratée, avec Eric Zemmour, sur LCI. Quant au bloc central, affaibli par huit ans au pouvoir, il est émietté entre plusieurs prétendants, dont Edouard Philippe, en plein trou d’air sondagier. « On constate un défaut de l’offre, relève l’essayiste Hakim El Karoui, coauteur de Marine Le Pen présidente. Dystopie politique 2026-2029 (Les Petits Matins, 262 pages, 20 euros). Il y a un moment de sidération. »

Cette résignation est liée à une évidente fatigue démocratique, sur fond de décomposition politique, dont l’Assemblée nationale fragmentée est le reflet. Tout comme à l’usure de la plupart des armes anti-RN, comme le front républicain ou les discours pointant l’incompétence du parti de M. Bardella qui, compte tenu de la situation budgétaire du pays, portent peu. Engluées dans leurs divisions internes et leurs obsessions du casting présidentiel, les forces politiques ne parviennent pas à structurer le débat public avec de nouvelles idées, à dessiner des lignes d’horizon et des raisons d’espérer. Face au RN, elles jouent en défense.

Appel à résister

Rien n’est joué, pourtant. A seize mois de l’échéance, aucun favori des sondages n’a été vainqueur du scrutin. Aux Pays-Bas, le dirigeant du Parti des réformateurs, Rob Jetten, champion d’un « libéralisme joyeux », ayant tenu un discours optimiste inspiré du « Yes, we can » de Barack Obama, s’est imposé sur le fil, fin octobre, face au leader d’extrême droite, Geert Wilders, dont la victoire était jugée inéluctable. « Le défaitisme est le principal danger face au RN », alerte dans Le Monde, jeudi 18 décembre, le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, qui appelle les responsables politiques à résister. M. Beaune incite à ne pas abandonner le « combat des valeurs ».

Il faut prendre garde, prévient de son côté l’essayiste Pierre-Yves Bocquet, auteur du Tract Gallimard n° 64, La « Révolution nationale » en 100 jours, et comment l’éviter, c’est ainsi que les démocraties s’éteignent : « non pas dans les coups de feu, mais dans l’assoupissement de ses acteurs », qui oublient que celles-ci ne sont pas qu’un cadre d’organisation mais aussi, et surtout, une somme de principes, fragiles, qu’il faut défendre. Les seuls combats perdus d’avance sont ceux qu’on refuse de livrer.

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

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