En Tanzanie, la GenZ est déterminée

Témoignages · Un mois après la proclamation de la victoire de Samia Suluhu Hassan, élue présidente le 1er novembre avec plus de 97 % des voix, et des manifestations qui ont fait des centaines de morts, les jeunes Tanzanien·nes entendent poursuivre le mouvement pour faire « renaître » leur pays.

Afrique XXI  – À Dar es-Salaam, Damian (le prénom a été changé) n’avait rien vu venir avant le vote du 29 octobre. Ce jour-là, « des amis » lui racontaient les bourrages d’urnes1 depuis les bureaux. Puis la rue s’est enflammée. Et il garde un chiffre en tête : deux jours plus tard, le 1er novembre, il y a eu « quatre morts » dans la rue perpendiculaire à la sienne. Le même jour, Samia Suluhu Hassan remportait officiellement l’élection présidentielle tanzanienne avec 97,66 % des suffrages. Le trentenaire a, comme une partie des 31,9 millions de votantes, appris la nouvelle sur son téléphone, dont la connexion « a été rétablie quarante-cinq minutes, le temps d’annoncer les résultats », après plusieurs jours de coupure.

Même les « TikTok Challenges », qui incitaient à dénoncer les exactions du gouvernement, et les quelques militantes autonomes qui invitaient à se réunir dans les rues dès 6 heures, ne l’avaient pas préparé « à un mouvement d’une telle ampleur ». Comme tout le monde, pendant des jours, il a vu des milliers de Tanzaniennes dans les rues de Dar es-Salaam, de Mwanza, de Mbeya, de Tunduma et d’Arusha, les poubelles et les bâtiments incendiés, les arrestations de masse, les tirs à balles réelles de la police.

Le pays s’est soulevé comme un seul homme dans un contexte de crise de confiance grandissante entre l’État et ses citoyennes, nourrie par des dizaines de disparitions inexpliquées d’opposants politiques au cours de la campagne et par la disqualification des adversaires de la présidente.

« Les Tanzaniens sont lâches »

« Les leaders de l’opposition étant pour la plupart en prison ou ayant disparu, la coordination du mouvement est essentiellement venue de militants exilés aux États-Unis ou à Nairobi, via les réseaux sociaux », explique Festo Mulinda, expert en communication politique basé à Dar es-Salaam. Son témoignage concorde avec celui de Damian : la foule a commencé à investir les rues en fin de matinée le 29 octobre, « après la diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux », dont « certaines postées par des membres du CCM » (le parti au pouvoir) raillant l’immobilisme des Tanzaniens. « Du genre : “Les Tanzaniens sont lâches”, ou “ce n’est pas dans leur ADN de manifester” », précise Damian. Il poursuit :

Peu à peu, les gens ont commencé à sortir et se sont rassemblés dans les grandes artères. Certains partageaient leur position en direct, ce qui a dû motiver plus de personnes à sortir.

Très vite, internet est coupé. « J’imagine que, dans l’urgence, c’était pour le gouvernement la meilleure solution pour reprendre le contrôle de la situation et désorienter les manifestants qui n’avaient plus accès aux informations des coordinateurs, poursuit Festo Mulinda. Mais le blackout n’a fait qu’envenimer le rapport déjà critique entre les citoyens et la police, impliquée dans trop d’enlèvements d’opposants politiques en toute impunité », analyse-t-il.

« La situation est devenue incontrôlable »

Face à la détermination des manifestantes, dont une grande majorité de (très) jeunes hommes (70 % des habitants ont moins de 30 ans dans le pays et 50 % sont mineurs, selon les chiffres de l’Unicef), la police commence, selon Damian et Festo, mais aussi selon plusieurs sources concordantes, à user de bombes lacrymogènes. Viennent ensuite les premières barricades et les premiers incendies de bâtiments officiels. Damian se remémore :

En début d’après-midi, un ami m’a appelé d’Arusha pour me dire que les routes étaient toutes coupées, que des manifestants jetaient des pierres sur la police. C’est là que j’ai compris qu’il se passait vraiment quelque chose. Après ça, la situation est devenue incontrôlable.

En réponse, le gouvernement serre à nouveau la vis et fait parvenir une note par texto aux Tanzanienes, qui leur enjoint d’éviter « de diffuser des images ou des vidéos susceptibles de causer de la détresse ou de porter atteinte à la dignité d’autrui », rappelant qu’un « tel comportement constitue une infraction pénale et fera l’objet de poursuites judiciaires ». Alors que les cadavres s’empilent dans les rues, la télévision continue de diffuser les programmes habituels, et la radio, de la musique. Un couvre-feu est imposé à partir de 18 heures. « Je pense qu’il est responsable à 90 % de tous les morts qui se sont ensuivis », estime Festo Mulinda.

Des personnes « tuées dans leur jardin »

Si les autorités éludent encore aujourd’hui la question du bilan humain, le principal parti d’opposition, Chadema, disqualifié de l’élection et dont le leader, Tindu Lissu, dort toujours en prison, a d’abord avancé le chiffre de 800 morts. « Nous sommes beaucoup à penser que c’est plutôt plusieurs milliers, glisse Damian. Ils tiraient sur tout le monde, la plupart des personnes n’étaient même pas des manifestants. » De nombreuses personnes auraient, selon l’expert en communication, « été tuées par la police après 18 heures alors qu’elles se trouvaient dans leurs jardins, à l’abri du regard des témoins ».

Des pertes par ailleurs « probablement accentuées par le blackout » qui a semé la confusion dans tout le pays, ajoute Festo Mulinda : « Ici, la plupart des gens effectuent leurs transactions bancaires avec le téléphone, donc tout le monde s’est précipité dans les banques, les magasins fermaient les uns après les autres. » La coupure a également touché de plein fouet les hôpitaux, où plusieurs machines requièrent une connexion internet. « Plein de personnes auraient certainement pu être sauvées si la connexion avait été rétablie », lâche le chercheur.

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Julie Déléant

Journaliste indépendante basée à Palerme.

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

 

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