En France, les vies bouleversées des étrangers visés d’une OQTF

Inkyfada – Loin devant ses voisins européens, la France délivre le plus grand nombre d’obligations de quitter le territoire français (OQTF). Parmi celles et ceux qui reçoivent ces mesures administratives, les ressortissant·es tunisien·nes, marocain·es et algérien·nes représentent plus d’un tiers des concerné·es. Commence alors un parcours aux multiples difficultés, entre engrenage administratif, conséquences financières et impact psychologique.

En 2016, Nader Ayache est un étudiant étranger comme tant d’autres dans les universités de l’hexagone. Passionné par la réalisation, le jeune homme originaire de Sousse vient de quitter la Tunisie, licence de cinéma et visa étudiant en poche, pour poursuivre ses recherches au sein d’une université parisienne. « La première année ici, j’ai obtenu 16 de moyenne », se souvient Nader.

 

Pour financer sa scolarité, l’étudiant devient livreur à vélo : « le seul moyen de survivre au quotidien », pèse-t-il. En quelques clics, Nader s’enregistre en tant qu’auto-entrepreneur – comme le demandent les plateformes de livraisons – et commence à parcourir Paris. Muni de sa caméra, le cinéaste immortalise même cette expérience dans un film documentaire La guerre des centimes, dans lequel il met la lumière sur l’uberisation des plus précaires.

En 2019, tout s’enraye lorsque son titre de séjour étudiant n’est pas renouvelé. En complément, la préfecture des Hauts-de-Seine lui délivre une obligation de quitter le territoire français (OQTF) assortie d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF). Ses torts ? L’administration juge que Nader a travaillé au-delà de la jauge horaire autorisée et que “ses attaches (familiales) ne sont pas intenses“ sur le sol français. À l’époque, le jeune homme accuse le coup : “c’était une décision très lourde pour moi, je suis allé de nombreuses fois à la préfecture pour tenter de m’expliquer“, en vain.

Si l’IRTF a finalement été levée par le tribunal, voilà désormais sept ans que ses déboires administratifs s’étirent. “J’avais l’espoir qu’avec les années qui avancent et la poursuite de ma thèse, la préfecture allait annuler l’OQTF et me donner enfin un titre de séjour », regrette Nader. « Parfois on se demande si ça vaut le coup de rester face à cette souffrance ou s’il faudrait tout abandonner, continue le jeune homme, mais j’ai promis à mon père que j’irais jusqu’au bout de mes études ». Malgré sa situation, Nader continue de réaliser des films, dont l’un a été présélectionné à l’édition 2025 des César.

Rassemblement en soutien à Nader Ayech à Paris, 28 novembre 2025. © inkyfada

Dans son bureau, Faycal Ben Abdallah, président de l’association Tunisiens citoyens des deux rives (TCDR), confirme que Nader n’est pas un cas isolé. Au 23 rue du Maroc, dans le 19ᵉ arrondissement de Paris, dans ce lieu ouvert à la diaspora tunisienne mais aussi à toute personne étrangère, ils sont des dizaines à se presser auprès de la permanence juridique pour solliciter écoutes et conseils après avoir reçu une OQTF. « On essaye de faire ce qu’on peut pour les soutenir ou les mettre en contact avec des avocats mais on est malheureusement démunis avec des moyens limités », déplore le bénévole.

Engagé depuis vingt ans dans diverses structures de soutien aux étrangers, Faycal Ben Abdallah a vu la situation se détériorer. Selon lui, le point de bascule s’est produit il y a trois ans, date à laquelle il constate un tournant abrupt dans la délivrance d’OQTF. “Désormais on voit des gens très bien intégrés, qui ont un métier ou sont étudiants, explique-t-il, certains sont là depuis des décennies ».

Rayen, étudiant en sixième année de médecine, sous OQTF

Pour illustrer son constat, Fayçal a un exemple très personnel : celui de son neveu, Rayen Fakhfakh, étudiant en sixième année de médecine en Île-de-France. De nationalité tunisienne, Rayen a rejoint des membres de sa famille à l’âge de 12 ans, avant de poursuivre un parcours scolaire exemplaire. “Depuis son arrivée, Rayen a toujours été un jeune brillant, félicite fièrement le bénévole, et je ne dis pas ça parce qu’il est mon neveu, tous ses professeurs le pensent aussi ».

Pourtant, en mars dernier, l’étudiant âgé de 21 ans a l’amère surprise de recevoir une OQTF dans sa boîte aux lettres. “Quand il a vu l’enveloppe, il s’attendait au renouvellement de sa carte de séjour étudiant, il était content de la recevoir, se rappelle son oncle. “Ça l’a complètement choqué, c’était incompréhensible”. Après un recours judiciaire, le futur médecin a finalement reçu une carte de séjour étudiant d’un an et l’annulation de l’OQTF émise par la préfecture de Seine-Saint-Denis. Un répit de courte durée : Rayen devra réitérer sa demande de renouvellement d’ici peu.

“Sa situation a choqué jusqu’à Sfax, sa ville natale, assure son oncle, comme lui, de nombreux jeunes médecins veulent pratiquer en France, mais l’histoire de Rayen a prouvé que les problèmes administratifs peuvent toucher tout le monde ici ».

L’ampleur de ce phénomène est telle que la presse locale un peu partout en France, relaie très régulièrement les initiatives menées par la société civile pour tenter de faire annuler une OQTF visant un étudiant investi, un collègue apprécié ou un proche.  A chaque fois, les mots empruntés par leurs soutiens se rejoignent : “incompréhensible”, “injuste”, “aberration”.

Mais à l’image de Nader ou Rayen, les ressortissant·es originaires de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc restent les plus concerné·es dans les statistiques des OQTF. Selon les données d’Eurostat, ils représentaient plus d’un tiers des personnes visées par cette mesure administrative en 2023. Parmi les 137 730 personnes visées cette année-là, 47 535 étaient originaires de l’un de ces trois pays du Maghreb.

Ces chiffres, tout comme l’ensemble des données publiées sur les OQTF, sont régulièrement instrumentalisés, tant sur la scène politique que médiatique. « On voit très clairement que la politique du chiffre est faite pour montrer à l’opinion public que l’on émet des OQTF », dénonce Clara Meiller, avocate en droit des étrangers et droit d’asile. Un constat appuyé par la Cour des comptes elle-même. Dans un rapport paru en janvier 2024, elle alerte sur la « systématisation des OQTF devenue un enjeu de la communication administrative ». Et pour cause, de 2019 à 2024, le nombre d’OQTF a grimpé de 60 % selon le même rapport. 122 838 OQTF ont été notifiées en 2019, contre 140 000 en 2024. C’est plus que dans n’importe quel autre pays européen.

Pourtant, loin des stéréotypes exposés sur le lien supposé entre OQTF et délinquance, la majorité des personnes visées par une OQTF n’ont jamais commis ni crime ni délit. Dans les faits, entre 2019 et 2022, moins de 2% des OQTF étaient émises sur la base d’une condamnation pénale.

“Les médias grossissent beaucoup le fait que les OQTF sont prises contre des étrangers délinquants, mais dans notre quotidien, ce sont surtout des jeunes sortis de l’adolescence, des étudiants, des femmes seules”, liste Clara Meiller.

Ainsi pour beaucoup de personnes étrangères, tout commence souvent par un rejet de régularisation administrative. Lors du refus de la délivrance ou du renouvellement d’un titre de séjour, l’administration peut l’assortir d’une OQTF. Selon la cour des comptes, entre 2019 et 2022, ces situations représentaient plus d’un tiers des OQTF.

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Source : Inkyfada  – Le 28 novembre 2025
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