– Elle est plus discrète, moins internationale que les phénomènes drill, rap ivoire ou coupé-décalé. Mais la vague rétro a aussi saisi la jeunesse ivoirienne, à coups de redécouvertes de morceaux vintage sur TikTok, de projections de films de Henri Duparc ou d’engouement pour les vieux maillots de football. Une jeunesse nostalgique d’une période qu’elle n’a pourtant pas vécue, les décennies 1960-1970, celles du miracle économique et culturel ivoirien postindépendance, et d’un socle patrimonial commun qu’elle exhume et partage sur les réseaux sociaux.
« Le patrimoine ivoirien va au-delà du rap ivoire, du coupé-décalé et du zouglou », résume Thomas Lerousseau. Avec le Club Calao, qui rassemble soirées vinyles, playlists Spotify et page Instagram, celui qui se fait surnommer « Tonton Mehdi » s’est donné pour ambition de « faire redécouvrir la musique et les nuits ivoiriennes et ouest-africaines des années 1960 à 1980 ».
Une période longuement négligée, regrette un autre passionné, Cédric Kouamé. Son centre d’archives Baoulecore, qu’il tient sur fonds propres dans un petit appartement de Cocody, est une caverne d’Ali Baba riche de quelque 3 000 vinyles et 2 000 cassettes, presque tous des trésors musicaux tombés dans l’oubli. Il regrette, dit-il, que « la chaîne de transmission ait été rompue ». Aucun véritable centre national d’archives musicales, cinématographiques ou iconographiques n’existe en Côte d’Ivoire. Pour amasser son trésor, Cédric Kouamé a dû récupérer les collections de vieux Ivoiriens morts, données ou vendues par leurs enfants, et passer des annonces sur les radios locales, à l’intérieur du pays.
« On commence à se rendre compte que les vinyles et les cassettes avaient une valeur en soi, avant l’obsolescence programmée », résume-t-il. Son centre, ouvert au public depuis août, draine quotidiennement des petits groupes de collectionneurs, de passionnés ou de simples curieux. « La musique africaine vintage est redevenue à la mode, se réjouit Cédric Kouamé. Il n’y a qu’à ouvrir Instagram ou TikTok pour en voir partout ! Aujourd’hui, le vinyle, c’est sexy. »
« Age d’or »
C’est grâce aux réseaux sociaux que d’anciens tubes, comme Bel Abidjan, de Tabu Ley Rochereau (1969), ont connu un regain de popularité inattendu. La chaîne YouTube de Mel Dagson, qui numérise des enregistrements d’émissions musicales sur cassette pour les archiver, totalise ainsi un million de vues cumulées. « Ce sont des artistes comme François Lougah, Ernesto Djédjé ou Eba Aka Jérôme qui, dans les années 1970, ont posé les jalons de notre musique moderne, salue Mel Dagson. Ce n’est pas nous qui idéalisons cette période, c’était un âge d’or ! »
La fascination a gagné jusqu’aux galeries d’art. Dans la très suivie exposition « Goumbé », à la galerie Cécile Fakhoury, le peintre Carl-Edouard Keïta rendait hommage en 2024 à ces associations culturelles fondées par de jeunes hommes et femmes, souvent migrants, venus à Abidjan dans les années 1950 et 1960 pour y trouver du travail. « Les années postindépendance étaient une période passionnante, où les jeunes de mon âge tentaient de se construire une identité et une esthétique propres, explique Carl-Edouard Keïta. Nous avons aujourd’hui la nostalgie d’une époque qui semble plus sincère, moins mercantile. »
Même la reine de beauté Olivia Yacé a succombé à la folie rétro. Le 7 août, date anniversaire de l’indépendance du pays, l’ex-Miss Côte d’Ivoire a posté sur sa page Instagram un portrait d’elle arborant le style de Marie-Thérèse Houphouët-Boigny, l’épouse du premier président ivoirien. Chignon bouffant, robe et gants blancs montant jusqu’au coude et bijoux somptueux, un look iconique arboré par la première dame en 1962 lors de sa rencontre à la Maison Blanche avec le président des Etats-Unis, John F. Kennedy, et son épouse, Jackie – à laquelle, raconte-t-on, Marie-Thérèse Houphouët-Boigny aurait volé la vedette.
Nostalgie des années 2000
C’est justement de ce look dont s’est emparé le styliste Jean-Yves Kouassi pour lancer en 2023 la première collection de sa jeune griffe, Djainin, avec des ensembles en jean recouverts du portrait de la première dame. « Quand j’ai vu le carton qu’on a fait dès cette première collection, j’ai compris que la nostalgie que je ressentais était partagée par beaucoup », se souvient Jean-Yves Kouassi, qui gère également le Blu Lab, un concept store branché. D’autres jeunes pousses lui ont emboîté le pas, comme Kente Gentleman avec ses costumes cintrés ou la marque de streetwear Bana Bana, avec une collection inspirée du chanteur Ernesto Djedje. « Ces dernières années, affirme Jean-Yves Kouassi, toutes les collections qui ont fait du bruit dans la mode ivoirienne étaient d’inspiration rétro. »
Les marques internationales ont senti le filon. Le collectif Air Afrique, de jeunes Parisiens afro-descendants qui ont racheté le nom de la célèbre compagnie aérienne panafricaine pour en faire notamment le titre d’un magazine culturel, a choisi Abidjan, le 27 septembre, pour le lancement mondial de sa paire de sneakers, en collaboration avec Nike. Le Blu Lab, où se tenait l’événement, avait été redécoré entièrement pour l’occasion en luxueuse salle d’embarquement des années 1960. Les paires se sont vendues comme des petits pains, et les photos de l’événement ont fait un carton sur les réseaux sociaux.
« En Côte d’Ivoire, on garde en général un bon souvenir de ceux qui nous ont devancé, explique le journaliste culturel Didier Blé. Même si les archives se sont perdues, les jeunes générations se souviennent des récits des anciens qui racontent qu’on vivait plus décemment à l’époque, et qu’on avait le temps de profiter pleinement de l’effervescence culturelle. Mais c’est un phénomène cyclique ! Les décennies suivantes feront naître une nostalgie à leur tour. » Comme le reste du monde, la Côte d’Ivoire n’a déjà pas échappé à la vague Y2K, le retour à la mode des années 2000. Sur le compte Instagram Archives Ivoire, Marie-Hélène Banimbadio Tusiama partage ainsi à ses 85 000 followers des extraits de films et de séries de l’époque, avec jeans taille basse et boucles d’oreilles XXL. Pour les jeunes Abidjanais, le coupé-décalé est déjà devenu vintage.
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