En Cisjordanie, le village des Américains oubliés de la Palestine

M Le Mag ReportageEn Cisjordanie occupée, Turmus Ayya est peuplé à 85 % de citoyens américano-palestiniens. Chaque été, ces binationaux viennent retrouver leur famille et entretenir le lien avec leur terre d’origine. Ils constatent alors que leur passeport américain n’offre aucune immunité contre les persécutions de l’armée et des colons sur ce territoire où les implantations israéliennes illégales s’accélèrent.

Cela faisait trois mois que Muhammad Rabee n’avait pas rouvert le sac qui contient les vêtements maculés du sang de son fils Omar. Il fallait du temps, du recul. Commencer à admettre que l’adolescent de 14 ans ne reviendrait jamais à la maison. Omar Rabee a été tué, le 6 avril, par des soldats de l’armée israélienne, dans le village de Turmus Ayya, en Cisjordanie occupée. « Nous avons identifié trois terroristes qui jetaient des pierres sur une autoroute où se trouvaient des voitures de civils israéliens. Nos soldats ont tiré sur les terroristes, tuant l’un d’entre eux et blessant les deux autres », a écrit le jour même l’armée sur son compte X.

Muhammad Rabee, entrepreneur en bâtiments de 43 ans, se souvient de cette journée de printemps où son fils Omar était parti se promener avec ses amis dans les champs d’amandiers, à la lisière du village. « Ils ont dû voir des soldats faire une incursion, leur lancer des amandes, tout au plus des cailloux. Omar était un garçon calme, discret, il n’aimait pas le conflit. Et, surtout, il n’avait que 14 ans. Vous entendez ? Quatorze ans. Ce n’est pas un âge pour recevoir une quinzaine de balles à bout portant, de la tête à l’estomac », déplore, effondré, le père de famille, dont le poids du chagrin fait taire les larmes. Le rapport d’autopsie, établi le 7 avril sous l’autorité du ministère de la justice palestinien, fait état de 16 balles reçues par Omar Rabee dont deux à la tête.

Dans la maison, le visage encore imberbe du jeune garçon, le dernier né d’une fratrie de cinq enfants, est omniprésent, en ce mois de juillet : sur de grandes affiches suspendues sur la façade de la maison, dans des cadres photo, sur une plaque dorée représentant la Palestine historique d’avant la création de l’Etat d’Israël, cernée, à gauche, par un drapeau palestinien et, à droite, par un drapeau des Etats-Unis. Omar Rabee, comme sa famille, était américain. Il venait de Clifton, dans le New Jersey.

Conserver le lien avec la terre d’origine

Situé entre Ramallah et Naplouse, au bord de la route 60, qui relie le nord au sud de la Cisjordanie, Turmus Ayya se loge dans l’une de ces régions de collines où villages palestiniens et colonies israéliennes – toutes illégales au regard du droit international – se font face dans une déroutante proximité. Sa particularité : 85 % de ses habitants ont la citoyenneté américaine. Ces binationaux ont émigré par la force de l’histoire. Ils sont partis après la Nakba (« catastrophe », en arabe), l’exode forcé de 700 000 Palestiniens lors de la création de l’Etat d’Israël, en 1948, ou après la guerre des Six-Jours, en 1967, à l’issue de laquelle Israël a occupé Jérusalem Est, la Cisjordanie, la bande de Gaza, le Golan syrien et le Sinaï égyptien.

Muhammad Rabee, chez lui, à Turmus Ayya. Derrière lui, entre un drapeau américain et un drapeau palestinien, un portrait de son fils, Omar, 14 ans, abattu le 6 avril 2025 par des soldats israéliens.
Les vêtements maculés de sang d’Omar Rabee, tué par des soldats de l’armée israélienne le 6 avril 2025, conservés par ses parents dans leur maison familiale de Turmus Ayya.

Dispersés dans les grandes métropoles des Etats-Unis, ils reviennent chaque été dans le village natal de leurs parents ou de leurs grands-parents, émigrés de la première génération, faisant passer le nombre d’habitants de 5 000 à 14 000. Ces retours estivaux faits de repas de famille, de cérémonies de fiançailles et de mariages sont l’occasion pour ces Américano-Palestiniens de conserver le lien avec leur terre d’origine. De le nourrir, voire de le tisser lorsqu’ils n’y ont pas grandi.

Or, depuis l’arrivée au pouvoir d’une coalition de droite et d’extrême droite sous l’égide de Benyamin Nétanyahou, en décembre 2022, et plus encore depuis les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre 2023, la Cisjordanie est le théâtre d’une intensification des violences contre les Palestiniens. La reconnaissance de l’Etat de Palestine par dix nouveaux pays, dont la France, le 22 septembre, ne devrait rien y changer. Selon le bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, 1 004 d’entre eux ont été tués et 16 109 blessés en Cisjordanie par l’armée et des colons entre 2023 et 2024. En face, 50 Israéliens ont été tués et 317 blessés par des Palestiniens sur la même période.

Des tags représentant des étoiles de David ont été dessinés sur des blocs de pierre par des colons à l'entrée du village de Turmus Ayya.

Des tags représentant des étoiles de David ont été dessinés sur des blocs de pierre par des colons à l’entrée du village de Turmus Ayya.

Une des maisons de Turmus Ayya.

Selon la IVᵉ convention de Genève de 1949, Israël a l’obligation, en tant que puissance occupante, de protéger les Palestiniens. Mais les exactions sont rarement prévenues ou sanctionnées. Et le sésame du passeport américain ne les préserve de rien. Malgré les déclarations officielles des autorités américaines en faveur des victimes palestiniennes, les familles dénoncent l’opacité et l’absence d’enquêtes et de mesures visant à rendre justice à leurs proches (contactée, l’ambassade des Etats-Unis en Israël n’a pas souhaité répondre).

Au total, cinq Américano-Palestiniens ont été tués par l’armée ou des colons israéliens en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023. « Pour Israël, la citoyenneté américaine ne représente rien, c’est une coquille vide », s’insurge Lafi Shalabi, le maire de Turmus Ayya, dont les trois enfants sont américano-palestiniens. « Pour le gouvernement de Nétanyahou, les Américano-Palestiniens sont avant tout palestiniens, comme si cette identité annulait les droits associés à leur double nationalité. »

Les affres de l’arbitraire administratif

Cet été encore, les imposants portails d’un grand nombre de maisons de binationaux sont restés fermés. Depuis le début de la guerre à Gaza, le fameux B2, le visa touristique israélien, ne se délivre plus aisément. Les citoyens américains n’ont pas besoin de le demander, seuls ceux qui détiennent également une carte d’identité palestinienne, quand bien même ils sont nés aux Etats-Unis, doivent se le procurer.

L’entrée en Cisjordanie se fait par deux endroits possibles : à l’ouest, par l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv, en traversant le mur de séparation et les checkpoints qui isolent la Cisjordanie d’Israël, ou à l’est, par l’aéroport d’Amman, en Jordanie, dont le point de passage vers la Cisjordanie est sous contrôle israélien depuis 1967. Dans les familles du village, on raconte à souhait les péripéties de ceux qui ont obtenu ou qui se sont vu refuser le précieux document, le plus souvent pour des raisons que tous ignorent.

L'une des maisons luxueuses dans le village palestinien de Turmus Ayya.

A la fin du mois d’août 2022, après un mois de vacances passé à Turmus Ayya, Samir Hassuneh, comptable, sa femme, et leurs cinq enfants, tous en possession du visa B2, s’apprêtaient à franchir le checkpoint israélien de Qalandia pour rentrer chez eux à Houston, au Texas, depuis Tel-Aviv, quand un soldat israélien leur a bloqué le passage.

« Nous lui avons montré nos billets d’avion, nos B2, nos passeports américains, tout. Nous avons aussi appelé l’ambassade. Mais le soldat a haussé le ton et nous a ordonné, arme à la main, de faire demi-tour », relate-t-il chez lui, à Turmus Ayya, sans colère, habitué à ces situations d’impuissance. De retour au village, Samir Hassuneh annule in extremis les billets d’avion de la famille et en rachète d’autres, « dans l’espoir de tomber sur un soldat moins véhément au prochain passage ». Ce qu’il s’est passé, trois jours plus tard.

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Source : M Le Mag – (Le 27 septembre 2025)

 

 

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