En abandonnant l’écriture à l’IA, nous risquons de nous empêcher de réfléchir

Ecrire ne nous permet pas seulement de communiquer, mais nous aide à organiser nos idées. Recourir aux générateurs de texte par intelligence artificielle revient donc à laisser les milliardaires de la Silicon Valley penser à notre place.

Le Monde – Quelle est la hauteur de la tour Eiffel ? Que cuisiner avec de la semoule et une poignée de cornichons ? L’hippopotame est-il plus fort que l’éléphant ? Dix mots, un point d’interrogation, et voilà ChatGPT qui restitue, fort de son spectaculaire corpus d’entraînement et d’une capacité quasi magique à deviner, après un mot, celui qui a la plus grande probabilité d’être le suivant, une réponse crédible – et parfois même véridique.

Déjà largement sollicités pour répondre ainsi aux questions les plus diverses, les générateurs de texte par intelligence artificielle sont de plus en plus utilisés comme des substituts à l’écriture : il ressort d’une étude publiée par OpenAI que 10,6 % des requêtes à ChatGPT consistent à lui demander d’éditer ou de critiquer un texte, et 1,4 % à rédiger une fiction.

Plus étonnant : dans 8 % des cas, les utilisateurs de ChatGPT lui demandent d’écrire, à leur place, un texte ou une communication personnelle. L’auteur de ces lignes peut en témoigner : il a déjà vu un adolescent répondre aux questions d’un journaliste en passant manifestement sa réponse à la moulinette ChatGPT, ou entendu l’histoire de jeunes tourtereaux entretenant une relation épistolaire en se laissant souffler la réplique par le chatbot, tel Christian répétant les mots de Cyrano. Façon de déléguer à un générateur de texte la tâche de matérialiser sa pensée, comme on a déjà souvent délégué aux correcteurs orthographiques celle de gommer nos fautes.

Déléguer la pensée

Mais écrire, ce n’est pas seulement communiquer, c’est aussi penser. Dans un récent entretien au magazine Usbek & Rica, le philosophe Eric Sadin regrette ainsi que des « milliards d’individus » trouvent en ces technologies « l’occasion de ne plus exercer leurs facultés fondamentales, au premier rang desquelles celles de parler et d’écrire à la première personne ». Et de poursuivre : « Saisit-on qu’une vie privée de l’expression de nos facultés et de liens actifs avec nos semblables ne peut que faire le lit de la tristesse, de la rancœur et de la folie ? »

« Un écrivain ne fait pas qu’écrire des mots, abonde Ed Zitron, auteur américain spécialiste de l’intelligence artificielle, dans son Réquisitoire contre l’IA générative. Il fait s’entrechoquer des idées, des idéaux, des émotions, des réflexions, des faits et des sentiments (…). La bonne écriture est une tension, (…) un processus traversé par l’émotion – une émotion qu’une IA ne saurait répliquer. »

La question du bénéfice pour le lecteur d’un texte écrit par un être humain est évidente. Mais celle du bénéfice pour l’auteur n’est pas anodine. Une étude du Massachusetts Institute of Technology portant sur 54 étudiants a montré que 83 % d’entre ceux qui avaient rédigé une dissertation en se servant de ChatGPT étaient incapables de se souvenir d’une seule phrase de ce qu’ils avaient écrit.

Plus généralement, mettre de l’ordre dans un texte, c’est mettre de l’ordre dans sa pensée. Souvent, l’universitaire qui signe un papier, la chroniqueuse qui critique un disque ou l’amoureux éconduit qui met des mots sur ses émotions n’écrivent pas simplement ce qu’ils pensent : ils écrivent pour savoir ce qu’ils pensent. Or, se questionnait l’éditorial de la revue Nature Reviews Bioengineering en juin, si écrire, c’est penser, un texte écrit avec l’assistance de ChatGPT ne matérialise-t-il pas les pensées du générateur de texte, plutôt que les nôtres ?

Du contenu soi-disant neuf

Et à quoi pense donc ChatGPT ? Heureusement, à rien : on l’a dit, le programme se contente de régurgiter les textes figurant dans son corpus d’entraînement, en en déroulant des variantes selon un modèle probabiliste. Les générateurs de texte produisent des phrases comme la montagne produit des torrents, sans avoir conscience d’où ils vont, de ce qu’ils charrient. Ni même qu’ils existent.

Les observateurs du secteur savent, en revanche, d’où ils viennent, comment ils ont été constitués, avec quels biais, quelles limites. Les chercheuses Emily M. Bender et Alex Hanna, dans The AI Con (en anglais), explorent ainsi longuement les biais racistes et sexistes des générateurs de texte. Et soulignent qui en tient les rênes. Les patrons des entreprises comme OpenAI, xAI et autres fers de lance de l’industrie ont un agenda politique parfois clair (tel Elon Musk avec ses prises de position extrême droitières), parfois plus nébuleux, mais jamais à rebours des grandes orientations lancées par l’actuel occupant de la Maison Blanche.

Surtout, la plupart d’entre eux ont baigné dans le même magma culturel, fait de littérature transhumaniste, de délires long-termistes et de rêves d’immortalité. Ceux-ci n’envisagent l’humanité que fusionnée avec les robots, et la civilisation délocalisée dans l’espace. Des rêves mégalomaniaques, nécessairement financés par des fortunes toujours plus colossales – le genre que l’on accumule en accaparant, idéalement, toutes les richesses du monde.

C’est ainsi que leurs modèles ont aspiré tous les textes, toutes les images, toutes les vidéos disponibles en ligne nourrissant des programmes conçus pour recracher du contenu soi-disant neuf, en réalité maquillé. C’est ainsi qu’ils promettent à des investisseurs des perspectives économiques insensées, leur faisant miroiter le remplacement par la technologie de la quasi-totalité des travailleurs humains qualifiés.

« Dans ce paradigme, l’humain devient plus que jamais une matière première, dont il faut tirer un maximum de profit », résume le journaliste Thibault Prévost dans Les Prophètes de l’IA, et ChatGPT, « le paravent technique d’une entreprise tout à fait classique de privatisation et de captation des richesses ». S’attaquer à l’écriture et, ultimement, à la pensée, c’est ainsi s’attaquer à la dernière tâche, la plus intime d’entre elles, que l’on pensait impossible à privatiser.

 

 

 

Source : Le Monde – (Le 13 novembre 2025)

 

 

 

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