Derrière Kamel Daoud, l’amertume d’une génération de chroniqueurs algériens

Le Monde  EnquêteUne bande de six auteurs prodiges et impertinents, marqués par les violences de la guerre civile, avait éclos sous la présidence Bouteflika. La répression qui a suivi le Hirak, dernier grand mouvement prodémocratie, a ruiné leurs espoirs et brisé leur amitié.

Entre eux, le silence s’est installé. Kamel Daoud a choisi l’exil et la naturalisation française, Chawki Amari l’isolement. Adlène Meddi est en colère. Sid Ahmed Semiane déprime. Mustapha Benfodil persévère. Ali Dilem ne répond plus. Brillants chroniqueurs de la presse algérienne dans les années 1990 et 2000, à la fois journalistes et écrivains – ou dessinateur – loués pour leur talent en France, les six ont tout partagé, l’ivresse des mots, l’impertinence, l’audace. Ils ont porté les mêmes coups de boutoir contre un régime à bout de souffle, milité ensemble pour repousser les interdits. Aujourd’hui, le lien est rompu. Daoud parti, les cinq autres sont restés au pays ou se terrent quelque part.

Nés peu après la fin de la guerre d’indépendance, adolescents ou jeunes adultes lors des émeutes d’octobre 1988 (159 morts officiellement, plus de 500 selon les services hospitaliers), ils ont franchi la trentaine avec la guerre civile (1992-2002, entre 60 000 et 150 000 morts) et abordé la cinquantaine avec le Hirak, le dernier mouvement prodémocratie (2019-2021, des centaines d’arrestations et d’emprisonnements). Une même génération frondeuse, marquée par la violence, les années de sang, l’étouffement des libertés. Une première génération, surtout, bilingue en littérature, arabe et francophone – à la différence de leurs aînés formés du temps colonial –, qui a choisi d’écrire en français sans renier la darja, l’arabe algérien.

Une génération, encore, unie dans la consternation provoquée par l’arrestation, le 16 novembre 2024, de Boualem Sansal, puis par le soulagement de sa libération, un an plus tard – « la place d’un écrivain n’est pas en prison, ce n’est pas Escobar ! », s’insurge Sid Ahmed Semiane. A l’exception de Kamel Daoud, aucun, cependant, ne s’est exprimé publiquement, par peur ou par gêne, sur le sort de l’homme de lettres de 81 ans, dont ils rejettent les prises de position et dénoncent la « récupération par l’extrême droite française ». Une génération triste, enfin : la désillusion, profonde, née de la répression contre les participants du Hirak, a tué leurs ultimes espoirs en même temps qu’elle a brisé leur amitié.

Bousculer les non-dits

Quelle régression par rapport aux années Bouteflika, pourtant étouffantes ! Lorsque celui-ci accède à la présidence, en 1999, les syndicats autonomes et les journaux privés se sont déjà multipliés, et la plupart, dans le groupe des six, ont commencé à écrire. La « maison de la presse », un ensemble de petits bâtiments au centre d’Alger, où les rédactions de la capitale se sont regroupées, ne suinte plus autant la peur des attentats et des assassinats de journalistes par des islamistes. Certes, les manifestations ne sont pas tolérées, les militaires et les services de renseignement règnent en maîtres du pays. C’est l’Algérie du « Club des pins », du nom de la résidence d’Etat mythique, sécurisée, et réservée aux hauts dignitaires du régime et à leurs familles, versus le mal-logement d’une population délaissée. Mais alors que s’amorce la sortie de la « décennie noire » (1992-2002) – la « guerre intérieure » qui a opposé l’armée aux « barbus » –, la parole se libère.

Les chroniqueurs abordent frontalement les questions relatives au pouvoir, à la rente pétrolière, à la corruption. Avec une régularité de métronome, le studieux Kamel Daoud égratigne chaque jour le régime, l’islam politique, les services publics, le mal-être général, dans Le Quotidien d’Oran. Ali Dilem croque tous les matins, dans le journal Liberté, des généraux comme gonflés à l’hélium dans leur uniforme et un président de plus en plus déclinant, puis en chaise roulante. Le plus âgé, géologue de formation, Chawki Amari, tâte de la prison pour une caricature sur l’emblème national dans La Tribune, s’éloigne quelque temps en France, revient, et reprend une chronique à El Watan.

Sid Ahmed Semiane signe les siennes « SAS » dans Le Matin, et règle ses comptes. Il publie Octobre, ils parlent (Le Matin, 1998) un ouvrage de référence sur les émeutes du 5 octobre 1988, dans lequel les responsables de l’appareil sécuritaire s’expriment pour la première fois. D’une timidité incurable, le blond et doux Mustapha Benfodil écrit un poème, A la santé de la République !, en hommage à Tahar Djaout, l’un des premiers intellectuels assassinés, en 1993, part en reportage en Irak mais reste rivé à l’actualité algérienne. Après un bref séjour de trois mois à l’Académie militaire de Cherchell, lieu de formation des officiers, le benjamin de la bande, Adlène Meddi, s’engage à son tour dans l’écriture.

Sid Ahmed Semiane, dit « SAS », à Alger, le 29 novembre 2025.

 

Profondément marquée par la mort de Tahar Djaout, ou celle du journaliste Saïd Mekbel, tué également de deux balles dans la tête en décembre 1994, la génération Amari, Benfodil, Daoud, Dilem, Meddi, Semiane fait ainsi ses premiers pas dans la presse alors que les scènes d’horreur se poursuivent à l’été 1997 et bien au-delà, lors des massacres de masse à Raïs, Bentalha, Sidi Moussa, Tiaret ou Relizane. « Ce n’est pas rien, une guerre civile… », dit doucement « SAS ». « Des années où l’on couchait et buvait beaucoup », décrira plus tard Kamel Daoud. De cette période qui leur a volé leur jeunesse, les six tirent une volonté farouche de bousculer les codes et les non-dits.

« Sortir de ça »

Face à eux, le pouvoir se barricade. En 2001, le code pénal s’enrichit de nouvelles mesures, aussitôt rebaptisées « amendements Dilem », dont l’article 144, qui prévoit jusqu’à un an de prison pour offense au chef de l’Etat ou aux corps constitués. En pure perte, malgré des procès-verbaux, des gardes à vue, voire quelques séjours en prison. « C’était un bouillonnement dans la presse venue de la société, on voyait la vie sans le filtre de la peur », se rappelle Adlène Meddi, 50 ans, qui dirigea avec sa femme française, Mélanie Matarese, l’édition week-end du quotidien El Watan de 2009 à 2016. La bande est bien décidée à tout raconter, de l’intérieur. Aucun ne songe alors à quitter l’Algérie, malgré les dangers encourus. Il y a bien trop à dire.

« Quand je revois nos écrits de cette époque, ça me paraît être un autre pays », soupire Sid Ahmed Semiane, 54 ans. Sur un ton mordant, « SAS » dénonçait lui aussi, dans le recueil de ses chroniques intitulé Au refuge des balles perdues, le mal-être d’une génération élevée dans le culte de la guerre d’indépendance dont elle a hérité, et traumatisée par une autre guerre, vécue au plus près. Ainsi y traduisait-il les attentes déçues : « Etre Algérien n’est pas une nationalité. Ce n’est même pas une identité. C’est un travail à temps plein pour lequel nous ne sommes même pas payés. » « La chronique en Algérie est un art en soi, dira Kamel Daoud, en exergue de Mes indépendances (Barzakh, 2017), un florilège, préfacé par « SAS », de ses propres textes publiés dans Le Quotidien d’Oran. Exercice d’insolence juvénile, (…) elle devint, par mes aînés et mes amis, une sorte d’espace d’enjeux où l’excès de la métaphore s’alliait à l’audace du dénonciateur des régimes et des violences subies. »

Dans cette Algérie isolée, boudée par les visiteurs, des amitiés se sont nouées. Une solidarité. En 2008, le journaliste Mustapha Benfodil écrit Dilem président. Biographie d’un émeutier, 175 pages consacrées à son ami, « l’enfant terrible de la presse algérienne », qui avait participé, jeune, aux manifestations d’octobre 1988 violemment réprimées. Le dessinateur fétiche de Liberté se plie à l’exercice en râlant qu’il ne représente rien, même s’il reste menacé de mort. L’ouvrage ne sera jamais imprimé.

Un an plus tard, le même Benfodil lance avec le chroniqueur Chawki Amari, rejoint par Adlène Meddi, le mouvement Bezzzef ! (« C’est trop ! »), une fronde citoyenne destinée à se réapproprier l’espace public. La première action sera de perturber le Salon international du livre d’Alger. Lectures sauvages, jets de tracts devant le Parlement ou le siège de la télévision nationale, l’aventure durera six mois. Benfodil récidivera, en 2014, avec le collectif Barakat (« Ça suffit ! »), pour protester contre le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, sans plus de succès.

Mustapha Benfodil, à Alger, le 30 novembre 2025.

 

De son côté, Sid Ahmed Semiane s’est lancé dans la réalisation. Proche de Kamel Daoud, il le filme pendant quatre ans à Alger, à Oran ou en Tunisie. Cent heures de tournage inachevées, car jamais montées, sur « Cet étrange M. Daoud » avec, en guise de conclusion, un dialogue entre les deux chroniqueurs. Daoud, encore, partagera avec Amari la même résidence d’écrivains à Tala Guilef, en Kabylie, d’où sortiront Meursault, contre-enquête (2013) pour le premier et L’Ane mort (2014) pour le second, deux livres parus aux éditions Barzakh, une maison algéroise. C’est une autre constante du groupe : quasiment tous se tourneront vers la littérature, soutenus par les mêmes éditions, au point que l’on parlera d’une « génération Barzakh ». Les six cultivent un style décomplexé, fantasque, parfois brutal, mêlant fiction et réalité vécue dans un univers qu’ils rêvent sans tabou.

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Source : Le Monde 

 

 

 

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