Chagrin d’amitié : quand les ruptures amicales font mal

On en parle moins que des séparations amoureuses, mais elles laissent pourtant rarement indemne.

Slate – Plus que de simples compagnons de route, les amis participent à notre construction et nous révèlent à nous-mêmes, comme l’explique Anne-Laure Buffet, thérapeute et autrice de l’ouvrage L’Amitié, sorti aux éditions Eyrolles. «L’amitié est un lieu de vie symbolique qui ouvre le champ des possibles, qui permet de mieux se connaître soi-même, d’affiner son identité et ses valeurs profondes.» Lorsqu’il se défait, ce lien particulier et structurant peut entraîner un véritable bouleversement intime.

Contrairement aux autres formes de relations, familiales, amoureuses ou professionnelles, l’amitié a ceci d’unique qu’elle est l’endroit où l’on s’autorise à faire tomber les masques qu’on porte le reste du temps. «En amour, on s’évertue souvent à donner une image flatteuse de soi à l’autre, souligne Anne-Laure Buffet. L’amitié fonctionne différemment. Ce lien repose sur une équité entre deux personnes, ce qui implique de ne pas se raconter d’histoires. Avec un ami, on peut aller très loin dans la confiance et se livrer comme jamais on ne le ferait avec qui que ce soit d’autre.»

Ainsi, comme en amour, certaines personnes nous tapent dans l’œil et on décide, souvent sans se le dire, de construire quelque chose avec elles. «J’ai rencontré Jessica* au lycée. On venait de milieux très différents, mais j’ai immédiatement senti qu’elle allait énormément compter pour moi, explique Damien, 33 ans. Pendant des années, j’ai tout su d’elle et elle de moi. Elle était comme ma famille mais en plus proche.»

Betty*, 29 ans, a aussi connu une idylle amicale: «Avec Alex*, on s’est connues au travail et ça a été, de manière inexplicable, le coup de foudre. Pendant deux ans, on a été inséparables. On se parlait constamment par message, à toute heure du jour et de la nuit. On faisait tout ensemble et quand on se quittait, on était en contact du lever au coucher. À ce moment-là, je vivais vraiment une grande histoire d’amitié.»

Quand l’autre ne veut plus être un ami

Mais sans qu’on le voit venir, l’autre peut se désaligner et soudainement ne plus souscrire aux règles tacites qui régissaient le lien amical établi. Comme dans le film Les Banshees d’Inisherin, où le personnage de Pádraic ne parvient pas à se remettre que Colm, son ami de toujours, ne veuille plus l’être, «être quitté» par un compagnon de route peut être très douloureux.

«Je suis parti vivre à l’étranger et Jessica a commencé à changer de comportement. Elle semblait tout à coup m’en vouloir de plein de choses qu’elle se retenait de me dire, poursuit Damien. Quand je suis rentré en France, tout avait changé. C’est comme si son amitié pour moi s’était évaporée. Je suis venu récupérer des affaires que j’avais laissées chez elle, puis elle a bloqué mon numéro et n’a plus donné signe de vie. Ça m’a terriblement blessé et je n’ai jamais compris ce qui s’était passé.»

«Avec Liliane*, ça a duré plus de quarante ans. Puis ça m’est apparu comme évident: on n’avait plus rien en commun. […] Le lien s’est délité lentement, jusqu’à ne plus exister.»

Colette, 74 ans

Xasia, 24 ans, a également vécu ce sentiment de ne plus reconnaître l’autre dont elle pensait tout savoir. «Cette amie, c’était comme une soeur pour moi. Je pensais qu’elle serait à mes côtés toute ma vie. Quand elle a eu des problèmes financiers, je l’ai aidée sans hésiter. Et soudainement, elle a disparu. Je n’en revenais pas, pour moi, il était évident que notre amitié était bien plus précieuse que cet argent, mais pas pour elle visiblement.»

L’autre redevient un étranger

Parfois aussi, le désalignement ne vient pas de l’autre, mais de soi. C’est ce qu’a vécu Zara, 36 ans, avec deux de ses amies d’enfance. «Avec elles, j’ai eu pendant des années ces conversations cœur à cœur qu’on ne peut avoir qu’avec ses meilleurs amis.» Partie vivre à l’étranger, elle se sent changer et voit le lien avec ses amies se distendre peu à peu: «J’ai fait des rencontres, me suis ouverte à d’autres univers. Je traversais une véritable crise de sens et ne me reconnaissais plus dans leur manière d’appréhender l’existence. Alors je me suis éloignée, peu à peu. Ça a été long et difficile, j’en ai éprouvé une forte culpabilité.»

Dans Ruptures, essai remarqué sorti en 2019, la philosophe Claire Marin explique que «même lorsqu’une rupture est volontaire, décidée; même lorsqu’elle s’inscrit dans une affirmation de soi, une révélation d’identité jusqu’alors muette […], elle reste douloureuse. Il n’est jamais simple d’assumer le désaveu ou la violence qui nous a forcés à partir, à devenir cet autre qui dévalue nos proches, même malgré nous.»

 

Mais, preuve qu’on ne cesse jamais de se construire et de se repositionner par rapport aux autres, les ruptures peuvent aussi intervenir après des décennies d’amitié, à l’image de ce qu’a vécu Colette, 74 ans. «Avec Liliane*, ça a duré plus de quarante ans sans la moindre dispute. Puis tout à coup, ça m’est apparu comme évident: on n’avait plus rien en commun. Nos conversations ne m’intéressaient plus, j’avais l’impression qu’elle jugeait ma manière de vivre, mes choix, mes goûts. Le lien s’est délité lentement, jusqu’à ne plus du tout exister. Notre amitié me manque chaque jour, mais je sais qu’elle appartient à une époque révolue.»

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Hélène Bourelle — Édité par Émile Vaizand

Source : Slate (France)

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