– En récompensant, lundi 3 novembre, l’autrice mauricienne Nathacha Appanah pour son roman La Nuit au cœur (Gallimard, 286 pages, 21 euros), le jury du Femina couronne une œuvre habitée depuis ses débuts par la question des origines, par celle de la violence sociale et intime, et par celle de l’enfermement.
Depuis son premier roman, Les Rochers de poudre d’or (Gallimard, 2003), qui retraçait le parcours d’Indiens venus à l’île Maurice à la fin du XIXe siècle remplacer les esclaves dans les plantations de canne à sucre, l’autrice, née en 1973 dans une famille d’origine indienne, déploie une écriture limpide, au lyrisme discret.
Si ses premiers livres s’attachaient à sonder l’histoire et la mémoire de son île natale, ses explorations littéraires se sont progressivement déplacées vers d’autres paysages. Plusieurs fois primée (Prix du roman Fnac en 2007 pour Le Dernier frère, prix Femina des lycéens en 2016 pour Tropique de la violence, notamment), l’écrivaine s’est peu à peu imposée comme une figure importante de la littérature francophone contemporaine.
« Angle mort »
La Nuit au cœur, treizième livre de la romancière, jette le lecteur dans la spirale cauchemardesque des violences conjugales – de la terreur qu’elles sèment, de la honte qu’elles suscitent. Quand elle apprend la mort de Chahinez Daoud, le 24 mai 2021, à Mérignac (Gironde), brûlée vive par son mari, Nathacha Appanah voit ressurgir en elle des souvenirs douloureux. Souvenir de sa cousine Emma, elle aussi assassinée par son conjoint ; souvenir de sa propre expérience, quand, de 17 à 25 ans, elle vécut sous le joug de HC, homme brutal, jaloux et manipulateur, de trente ans son aîné.
Ecrivant à partir de cet « angle mort » de sa vie, elle va tisser ensemble ces histoires tragiques, non seulement pour tenter de décortiquer et de comprendre les mécanismes de cette violence, mais aussi pour redonner vie à celles que des hommes ont sauvagement arrachées à l’existence.
Comment décrire ces hommes ? « Ils ne sont pas entièrement mauvais », écrit la romancière. Et c’est la première phrase du livre. Elle aurait pu les dépeindre comme des monstres absolus, mais ce n’est pas le cas : elle fait le choix de la complexité, de la lucidité. Ce parti pris annonce la lumière qu’elle portera dans son regard tout au long de cette traversée des ombres, lumière qui n’est pas une manière d’enjoliver le réel, mais de jeter sur lui une clarté qui permet de le voir tel qu’il est, dans sa crudité.
Nathacha Appanah n’entend cependant pas placer les hommes au centre de son enquête. C’est pourquoi elle invente une pièce, close, où ils sont réunis et enfermés, les tenant à distance, les empêchant de coloniser le récit. Une fois qu’elle les a placés dans cette cellule imaginaire, elle peut laisser sa voix de survivante raconter. Elle narre ainsi successivement son histoire avec HC, puis celle de Chahinez Daoud et, enfin, celle d’Emma. La première, elle la tire de sa mémoire – mémoire d’un corps et d’un esprit terrifiés, d’un être traqué. Les deux autres sont le fruit d’une enquête qu’elle mène dans les archives et auprès des familles et des amis des victimes.
Il y a les images, les scènes vécues, qui, sous son œil lanterne, se révèlent dans toute leur violence. Ainsi, cette fois où HC, la soupçonnant de fréquenter d’autres garçons, encercle son cou de sa main épaisse et elle, qui prend conscience soudain de la « fragilité de cette partie du corps qui tient [sa] tête, [son] cerveau et toutes [ses] pensées, [ses] rêves » – et l’idée de la mort qui se concrétise alors.
Distance émue, sensible
Ou encore cette terrifiante course-poursuite dans la nuit où les cris de détresse ne sont entendus que par les chiens. Il y a aussi toutes les heures d’effroi recomposées à partir du récit des proches des deux jeunes femmes assassinées et des documents judiciaires. L’écrivaine assiste à la reconstitution par la police des événements qui ont mené à l’assassinat de Chahinez, et décrit avec une précision glaçante l’enchaînement des gestes qui conduit l’homme à immoler sa femme « sans la moindre hésitation, sans le moindre tremblement ».
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