Au Sénégal, Dakar « décolonise » ses plaques de rue

Le conseil municipal du Plateau, centre historique et administratif de la capitale, a décidé de rebaptiser ses artères les plus emblématiques. Mais seuls des noms de dignitaires masculins du pays ont été choisis, suscitant l’incompréhension des femmes et de certains historiens.

Le Monde – A des figures de la IIIe République française vont bientôt se substituer des dignitaires sénégalais. Certaines des avenues et rues les plus connues de Dakar sont en passe d’être rebaptisées, un mois et demi après un vote en catimini du conseil municipal de Dakar-Plateau, le centre historique et administratif de la capitale du Sénégal. Fini, les artères aux noms associés à la colonisation, de Jean Jaurès à Jules Ferry, de Félix Faure à Sadi Carnot. Elles s’appelleront respectivement Seydou Nourou Tall (figure maraboutique tidjane), Serigne Mountakha Mbacké (khalife général des mourides), Serigne Babacar Mansour Sy (khalife général des tidjanes) et Imam Matar Sylla (grand chef religieux).

Au total, neuf des axes parmi les plus emblématiques de Dakar vont changer de nom. Des hommes politiques français, donc, des figures militaires de l’ancien colonisateur, tel François-Henry Laperrine d’Hautpoul, et des événements liés à la France – le boulevard de la Libération devenant le boulevard Abdoulaye-Wade, du nom d’un ancien président du pays (2000-2012) – vont être biffés des plaques de rue. Ils seront exclusivement remplacés par des hommes sénégalais, pour « mieux refléter la grandeur de ceux qui ont façonné [notre] destin collectif », a justifié le maire de la commune, Alioune Ndoye.

« Misogynie choquante »

La décision de l’édile socialiste a été saluée autant par ses soutiens que par certains adversaires – dont des membres éminents du parti au pouvoir, le Pastef –, tous revendiquant un héritage panafricaniste et décolonial. Mais, pour les détracteurs du maire de Dakar-Plateau, cette mesure est perçue comme une stratégie électorale et un signe de sa perte de vitesse après avoir été associé durant quinze ans au règne de l’ex-président Macky Sall (2012-2024), dont le nom avait été apposé, fin 2023, par ce même Alioune Ndoye au boulevard Faidherbe.

Sa décision de n’honorer que des hommes a également suscité incompréhension et colère du côté des Sénégalaises. « Misogynie choquante et inacceptable », « machisme sans nom », ont réagi des collectifs féministes, dont celui des Femmes leaders de Dakar-Plateau, réclamant une « révision immédiate de la liste adoptée ». Une soixantaine d’associations ont par ailleurs relancé sur les réseaux sociaux la campagne citoyenne « Ci la ñu bokk » (« on en fait partie »), qui avait vu le jour il y a un an et demi pour dénoncer la « sous-représentation des femmes ministres dans le premier gouvernement » du nouveau tandem au pouvoir – le président Bassirou Diomaye Faye et le premier ministre Ousmane Sonko – et vanter les réalisations de « grandes femmes ». « La nation [sénégalaise] n’a pas été construite par des hommes, fustige la réalisatrice Diabou Bessane Diouf, membre de Ci la ñu bokk. On assiste à une politique d’effacement de leurs réalisations. » A Dakar, seule une poignée de rues portent des noms de femmes. Et l’une d’entre elles, dédiée à une illustre inconnue, Marguerite Trichot, est une impasse longue d’à peine 7,5 mètres.

Mariama Bâ, Youssou N’Dour et Sira Badiar Mane oubliés

Au courroux des femmes se sont jointes les voix de certains Dakarois comme Abdou Khadre Gaye, « ulcéré » de voir son adresse du « 16, avenue Jean-Jaurès » débaptisée en « 16, avenue Seydou-Nourou-Tall ». « Il y a déjà pléthore de lieux lui rendant hommage », critique ce descendant d’une famille établie au Plateau depuis au moins la fin du XVIIIe siècle, qui étudie la possibilité d’un recours juridique.

En attendant, la décolonisation de l’espace public, engagée à l’indépendance du Sénégal, en 1960, se poursuit. Avant Alioune Ndoye, l’ex-président Abdou Diouf, au début des années 1980, et Ousmane Sonko, en 2022, lorsqu’il était maire de Ziguinchor, avaient déjà africanisé ou islamisé les noms de lieux publics.

A chaque fois, la célébration de la mémoire nationale se distingue « par son côté aristocratique, patriarcal, guerrier et maintenant maraboutique, avec l’intention de capter une clientèle politique, décrypte l’historien Ibrahima Thioub. Cela lui donne une ressemblance avec la mémoire coloniale marquée par la centralité de l’Etat, et invisibilise les femmes, les dominés, les penseurs et les artistes ». Des personnalités sénégalaises célèbres comme le chanteur Youssou N’Dour, le cinéaste Ousmane Sembène, l’écrivaine Mariama Bâ ou la première reine de Djilor, Sira Badiar Mane, entre autres, sont les grands oubliés, regrette l’universitaire. « Nous avons 3 000 ans d’histoire de personnages connus, ce serait dommage de s’en priver. »

Source : Le Monde

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