Achille Mbembe : « Nous allons assister à davantage de coups d’Etat en Afrique »

Au lendemain de la tentative de putsch au Bénin, dimanche 7 décembre, le philosophe et politologue camerounais estime que le temps est à « la force et à la puissance réduites à l’essentiel » en Afrique.

Le Monde  – Depuis 2020, les coups d’Etat se multiplient en Afrique. Alors que les pays du Sahel, la Guinée, le Gabon ou encore le Soudan étaient déjà tombés dans les mains de militaires, en trois mois, trois nouveaux pays ont été traversés par des putschs ou tentatives de putschs : Madagascar, la Guinée-Bissau et, dimanche 7 décembre, le Bénin où des militaires ont échoué à prendre le pouvoir.

Le politologue et philosophe Achille Mbembe, directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie, basée en Afrique du Sud, analyse le mouvement à l’œuvre en Afrique.

Depuis 2020, l’Afrique a connu quatorze coups d’Etat, dont trois depuis septembre. Etes-vous surpris par ce retour des militaires au pouvoir sur le continent ?

Il ne faut pas s’arrêter aux cas particuliers, mais regarder les mouvements de fond à l’œuvre en Afrique. On assiste aujourd’hui à une crise du multipartisme administratif, un système que la plupart des régimes africains avaient adopté au début des années 2000. Je dis bien « crise du multipartisme », et non « crise de la démocratie », pour la simple raison que la quasi-totalité des pays du continent n’ont jamais rempli les critères élémentaires d’un Etat de droit.

Dans les années 1990, suite à la poussée protestataire contre les régimes autocratiques, des arrangements institutionnels découlant de conférences nationales avaient été mis en place, dont l’autorisation de partis d’opposition. Mais tout cela n’était que de façade. Chacun constate aujourd’hui que le champ politique n’en est pas plus ouvert. Le viol des urnes est la règle. Dans plusieurs cas, l’alternance n’a guère lieu. Les inégalités ne cessent de se creuser. L’extraction des richesses ne débouche que sur davantage de prédation.

Les institutions en place ne sont pas prêtes pour traiter politiquement les conflits que génèrent les sociétés. Héritées dans la plupart des cas de l’époque coloniale, elles ont été conçues pour commander au lieu de dialoguer, pour réprimer au lieu de négocier. C’est ce qui explique le recours systématique à la violence. Tant qu’on ne s’attaque pas à ce système, il y a fort à parier que cette dynamique va se poursuivre. Et dans les temps à venir, nous allons à assister à davantage de coups d’Etat en Afrique.

Selon vous, la démocratie en Afrique ne serait qu’un mensonge…

Il faut cesser de parler de « démocratie », c’est un abus de langage. Seuls quelques rares pays, comme l’Afrique du Sud, le Botswana, l’île Maurice, le Cap Vert, Seychelles et dans une moindre mesure le Sénégal, se rapprochent de l’Etat de droit. Le modèle dominant, celui du multipartisme administratif, ne peut pas répondre aux deux questions centrales, celle de la représentation, soit l’idée que chaque voix compte, et celle de la redistribution, c’est-à-dire que  chacun puisse avoir accès aux moyens élémentaires de subsistance.

En réalité, depuis les indépendances il y a une soixantaine d’années, cela a toujours été la prime au plus fort. Dans le droit fil du commandement colonial, le but a été de faire perdurer une société de sujets, en lieu et place d’une communauté de citoyens. La fonction de ces régimes est donc d’empêcher autant que possible toute tentative d’émergence de société civile de sociétés civiles fortes ou d’autorités indépendantes.

Il y a dix ans, des collectifs de la société civile ont pourtant émergé et il se disait que les coups d’Etat ne seraient plus acceptés en Afrique. Comment en est-on arrivé à cette épidémie de coups d’Etat avec des militaires qui surgissent dans la sphère politique ?

Pas seulement les militaires : les porteurs d’armes de façon générale. Il ne faut pas occulter les rébellions tel que le Mouvement du 23 mars (M23) dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) ou les djihadistes au Mali, qui participent de la même dynamique.

Pour comprendre ce qui est en train de se passer, il faut constater qu’au sortir du XXsiècle et au début du XXIsiècle, la lutte pour l’accaparement des moyens de prédation est devenue le moteur central de la vie politique et de la transformation négative des sociétés africaines.

C’est ce qui fait que la politique est en passe de devenir un jeu à somme nulle. Ceux qui perdent, perdent tout. Avec le pouvoir, ils laissent leur richesse, les honneurs, parfois leur vie ou sont a minima contraints à l’exil. Ceux qui gagnent ont accès à la totalité des sources de la prédation.

L’incapacité à mettre en place une démocratie réelle est, selon vous, un héritage de la colonisation…

Pas uniquement. Les décolonisations africaines se sont rarement soldées par l’instauration de régimes démocratiques. La seule exception, c’est l’Afrique du Sud, encore qu’il ne s’agisse pas d’une décolonisation au sens classique du terme. La lutte anticoloniale reposait sur l’appel à remplacer le colonialisme par la démocratie. Mais au lendemain de l’obtention des indépendances, les régimes au pouvoir ont procédé à une dissociation des deux aspirations.

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Propos recueillis par 

Source : Le Monde

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