
SenePlus – En Afrique de l’Ouest, les coups d’État refont surface avec une régularité presque cynique, comme si l’on testait jusqu’où les peuples peuvent supporter la répétition du même mauvais film. Mali, Guinée, Burkina, Niger, Guinée-Bissau, jusqu’à cette récente tentative avortée au Bénin : ce n’est plus une histoire politique, c’est un manège. Et, à chaque rotation, les mêmes hommes en treillis viennent promettre une “refondation” nationale, avant de plonger le pays dans une énième transition interminable. On croyait que l’époque des colonels messianiques était révolue, qu’après plusieurs années de réformes institutionnelles, de “transitions” à rallonge, l’idée de démocratie avait fait ses preuves, que les constitutions avaient enfin supplanté les communiqués lus à l’aube sur une télé nationale. Grave naïveté.
Ce qui fait sourire — un sourire amer — c’est cette idée que la démocratie ne serait pas africaine. On nous répète, souvent avec l’assurance des ignorants qu’elle serait un modèle importé, une greffe occidentale mal cicatrisée, un caprice libéral dont le continent n’aurait ni l’usage ni la culture. Il suffit pourtant de regarder notre propre histoire, notre propre génie politique, pour voir combien cet argument s’effondre. Au XIIIᵉ siècle, bien avant que l’Europe ne proclame ses droits de l’homme, dans la plaine de Kouroukan Fouga, une assemblée de clans, d’autorités traditionnelles, se réunissait pour établir la Charte du Mandén — véritable proto-constitution africaine — fondée sur la liberté, la justice, la solidarité et la protection des plus faibles. Ce dispositif, ce pacte politique, ce contrat social, était déjà une idée de démocratie : pas au sens du multipartisme contemporain, mais au sens noble d’un pouvoir limité, partagé, soumis à des règles. Cet esprit du conseil, du consensus, de la palabre structurée, ce n’était pas du folklore, c’était du droit politique. Ce n’était peut-être pas Montesquieu, mais ce n’était pas non plus Mobutu. Ceux qui prétendent que le respect de l’ordre civil est une invention importée devraient méditer cet héritage : la démocratie n’est pas une greffe étrangère, elle s’est enracinée ici bien avant les treillis.
Et quand bien même il s’agirait d’un héritage venu d’ailleurs, en quoi serait-ce un problème ? La roue aussi vient d’ailleurs. L’électricité, l’imprimerie, internet, le GPS, la 5G, l’IA, les religions abrahamiques… Faut-il les rejeter au nom de l’authenticité ? Le critère pertinent n’est pas l’origine, mais la fonction. Et la démocratie a une fonction : elle protège les faibles du bon vouloir des puissants. Elle permet la critique. Elle freine l’arbitraire. Mais aujourd’hui, dans certaines capitales, on préfère ressusciter le mythe du sauveur en treillis, du commandant providentiel, du militaire philosophe, comme si le bruit des bottes pouvait produire autre chose que le silence de la pensée.
Au lieu de s’inspirer de Kouroukan Fouga, certains contemporains semblent fascinés par le modèle du capitaine providentiellement éclairé. Les chiffres, eux, sont d’une cruauté mathématique. Depuis les indépendances, l’Afrique totalise plus de deux cents coups d’État ou tentatives en sept décennies. Faut-il vraiment davantage de preuves pour comprendre à quel point les peuples ont été bernés, encore et encore, par des hommes qui confondent l’État avec une caserne et la souveraineté populaire avec une opération militaire ? Chaque putsch est présenté comme une “correction”, une “transition” ou un “sursaut patriote”. À la fin, chaque putsch n’est qu’un recommencement : une promesse évaporée, une frustration recyclée, un pays amputé de son futur.
Le plus grotesque est sans doute de voir des élus — et pas des moindres — applaudir ces hommes en armes comme si renverser un gouvernement était l’équivalent de remporter un prix d’excellence en gouvernance. Certains responsables sénégalais se sont récemment distingués par cette gymnastique intellectuelle : saluer les régimes militaires de l’AES avec un enthousiasme qui ferait presque croire qu’ils découvrent soudain les vertus de l’autoritarisme. Fort heureusement, pendant ce temps, le Sénégal et le Cap-Vert, entre autres, continuent de démontrer, sans tout régler parfaitement, que la démocratie est aussi africaine avec un chemin ordinaire, quotidien, parfois chaotique, mais fonctionnel. C’est d’ailleurs cela, la preuve vivante que la stabilité républicaine n’est pas un privilège géographique, mais un travail constant, un apprentissage collectif, une culture de la continuité et non du coup de force.
Car la vérité, que personne ne veut formuler clairement, c’est que dans certains États, il s’est développé une véritable culture du putsch au sein des armées. Une tradition parallèle, presque un rite de passage professionnel : vous êtes officier, vous êtes frustré, le pays est en crise — solution : prenez le palais présidentiel. Il est fascinant de constater à quelle vitesse ces forces armées trouvent le courage de renverser un gouvernement élu, et à quelle lenteur elles déploient ce même courage lorsqu’il s’agit de défendre les frontières, protéger les populations, sécuriser les territoires contre les menaces réelles. On dirait qu’elles sont plus à l’aise avec les micros des conférences de presse qu’avec la responsabilité de leur mission fondamentale. Renverser un président semble plus simple que combattre un groupe armé, plus glorieux que veiller sur un village, plus rentable que mourir pour un principe.
Il n’y a pourtant rien de noble dans le retour récurrent aux coups d’État. C’est un signe de faillite institutionnelle, un déficit d’imaginaire politique. Le putsch, dans notre région, est devenu l’option paresseuse, la solution rapide, l’ambition personnelle travestie en mission nationale. Et chaque putsch en encourage un autre, comme une contagion, une maladie opportuniste qui prospère sur l’absence de sanctions, l’impunité régionale et, il faut le dire, le romantisme pathétique de certains intellectuels qui croient encore qu’un militaire vexé est un projet national viable. La démocratie, avec toutes ses imperfections, exige quelque chose de plus austère : la patience, la rigueur, l’éducation citoyenne, la transparence et surtout la responsabilité. Mais tout cela n’a pas la même odeur que le pouvoir immédiat.
Ce qui devrait nous inquiéter définitivement, c’est qu’à force de banaliser le putsch, de le commenter comme si c’était un match de football, nous entretenons l’habitude du pire. Et l’habitude du pire, en politique, fait disparaître l’exigence du meilleur. Chaque coup d’État affaiblit un peu plus l’idée même de la citoyenneté comme chose sérieuse. Chaque communiqué militaire abîme un peu plus la croyance collective dans le droit, dans l’élection, dans la continuité publique. Et surtout, chaque putsch piétine une mémoire africaine qui, depuis Kouroukan Fouga, nous rappelle qu’un pays ne se construit pas sur l’arbitraire, mais sur la règle. Les peuples d’Afrique n’ont pas besoin d’hommes armés pour leur “redonner” le pouvoir, ils ont simplement besoin que celui qui le détient soit redevable, contrôlé, limité, critiqué, remplacé — dans les règles.
Alors, oui, on peut rire, ironiquement, de ceux qui affirment qu’un coup d’État est parfois nécessaire. Peut-être faudrait-il leur demander : combien de “nécessités” doit supporter un peuple avant de vivre enfin normalement ? Combien de fois acceptera-t-on d’être sauvé par ceux qui défont tout ? La démocratie n’est pas une utopie fragile tombée d’un autre continent. Elle est une exigence qui nous précède, nous dépasse et nous oblige. Et si nous avons déjà su l’imaginer, nous pouvons encore la défendre par conviction et par mémoire pour éviter que demain ne ressemble, une fois de plus, à hier.
Source : SenePlus (Sénégal)
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