Mauritanie – Nommer et déshonorer : Traduire l’État mauritanien en justice / Par Pr ELY Mustapha

Haut-et-fort  – L’affaire est simple dans ses faits et redoutable dans ses implications: à la suite d’observations financières consignées par la Cour des comptes, l’exécutif publie une liste nominative de trente personnes présentées comme « présumées » impliquées. 

Or la transmission de dossiers à la justice par la Cour a une finalité exclusivement juridictionnelle, non médiatique. Publier des identités à ce stade viole la présomption d’innocence, le secret procédural et la protection de la réputation et des données personnelles. Le droit positif offre, dans une telle situation, des fondements solides pour obtenir, en urgence, le retrait des publications, la réparation intégrale du préjudice, et, le cas échéant, la sanction des divulgations illicites.

Trente noms livrés au public : réparer l’irréparable

La publication publique des noms constitue, en elle‑même, une sanction sociale et institutionnelle avant l’heure. Elle inflige un dommage immédiat et profond à l’honneur de la personne, altère durablement son image et sa réputation, atteint sa famille et son entourage, et porte atteinte à sa dignité.

N’est-il pas des plus déshonorant pour un Etat que de jeter ses fonctionnaires en pâture ; n’est-il pas plus triste aux yeux de tout citoyen de voir ce fonctionnaire figurant dans cette infame liste des 30 (un secrétaire général de ministère) demander pardon à sa famille et à ses enfants . Pardon de quoi, pardon à qui ? Ni aucun ministère public n’a déjà qualifié de délit ou de crime ses actes , tout come ceux des autres fonctionnaires au moment de la publication de la liste par le gouvernement.

Or la qualification de l’acte est l’élément générateur de tout procès et de mise n jugement…. Jusque-là il ne s’agit que de fautes de gestion (relevant de la compétence de la Cour des comptes) soit une infraction à la législation budgétaire, financière et comptable publique, punissable par la retenue de salaire annuel du fonctionnaire ou de sa fraction; ou cumulativement, s’il y a lieu, d’une sanction disciplinaire ou administrative….mais nullement d’une sanction pour délit ou crime (Contrainte financière /incarcération etc.) que seuls les tribunaux pénaux ont le compétence de prononcer.. Car ni le délit ni le crime ne sont encore établis. Il s’agit d’une simple présomption qui comme toute présomption de ce type n’est pas irréfragable et peut souffrir, recevoir, la preuve contraire . Or la liste a été présentée publiquement et a été perçue par le public comme elle de corrompus et de criminels. Une mauvaise foi qui ne sied pas à l’honneur de ceux qui doivent veiller sur la chose publique et à la préservation de son image.

Dans l’écosystème numérique, cette exposition de personne non encore jugés, est pratiquement irréversible: les captures, relais et indexations rendent illusoire tout retour à l’oubli, même en cas de classement sans suite ou de relaxe définitive. En d’autres termes, l’État inflige, par la communication nominative prématurée, une peine qui ne dit pas son nom, sans base légale ni contrôle du juge, alors que le droit commande la retenue, l’anonymisation et le respect effectif de la présomption d’innocence.

Le réflexe politique consistant à se dédouaner de toute responsabilité pénale présumée en répondant à la contestation populaire et aux tensions suscitées par un rapport de la Cour des comptes ne saurait justifier la mise au pilori de personnes non jugées.

L’État de droit impose une exigence de retenue: informer sans stigmatiser, expliquer sans accuser, corriger sans désigner des « coupables » avant l’heure.

La présomption d’innocence n’est pas une clause décorative; elle protège des vies, des familles et des carrières. Y déroger au nom de l’apaisement immédiat revient à sacrifier les garanties fondamentales sur l’autel de l’opinion, alors même que seule la justice, au terme d’un procès équitable, peut établir la vérité et, le cas échéant, prononcer des sanctions.

Quand l’information devient sanction : défendre l’honneur face à l’arbitraire

Sur le cadre constitutionnel, la présomption d’innocence irrigue tout l’ordre juridique: nul ne peut être présenté comme coupable avant un jugement définitif. Cette garantie s’articule avec la dignité de la personne et la protection de la vie privée: l’État, dépositaire de l’intérêt général, doit proportionner sa communication et ne diffuser des données nominatives sensibles qu’en présence d’une nécessité impérieuse, d’une base légale claire et de garanties suffisantes. La transparence administrative ne prime jamais les droits fondamentaux: elle s’exerce par des synthèses anonymisées, la publicité des montants recouvrés et des mesures correctrices, non par la stigmatisation d’individus avant toute décision de justice.

Sur le droit applicable à la Cour des comptes, la loi organique encadre trois piliers: jugement des comptes, sanction des fautes de gestion, et assistance aux pouvoirs publics. Lorsqu’apparaissent des faits susceptibles de qualification pénale, le ministère public près la Cour transmet le dossier au ministre de la justice aux fins d’exercice de l’action publique. Cette mécanique est probatoire et juridictionnelle: elle ne confère aucunement à l’exécutif un pouvoir de « nommer et déshonorer».

La finalité de contrôle des finances publiques est la correction des irrégularités, la responsabilisation des gestionnaires et, le cas échéant, la saisine pénale. Dévoiler des noms avant l’engagement régulier de la procédure pénale détourne cette finalité et expose l’État à une faute de service.

Noms publiés, droits piétinés : faire condamner l’État

Le droit de la procédure pénale impose la retenue. Le secret du déroulement des enquêtes et de l’instruction, la sérénité de la justice et la protection des témoins prohibent les communications nominatives inutiles et prématurées. Même lorsque des informations d’intérêt public doivent être portées à la connaissance des citoyens, elles le sont dans des termes factuels, non conclusifs, et sans identification des personnes tant que l’organe de poursuite ou la juridiction n’ont pas donné à l’affaire une publicité régulière. La présomption d’innocence n’est pas un vernis rhétorique: elle commande la forme et le contenu du discours public, y compris celui de l’État.

Le droit pénal encadre lui aussi les dérives de communication. Imputer publiquement des crimes ou délits à des personnes identifiées, en les présentant comme acquises, caractérise la diffamation publique si l’assertion porte atteinte à l’honneur et à la considération. Révéler des éléments couverts par le secret de l’enquête, ou par le secret professionnel, engage la responsabilité pénale de leurs auteurs. La nature « exacte » d’une information ne suffit pas à la légitimer: une divulgation peut être exacte et néanmoins illicite si elle viole un secret légal, méconnaît la présomption d’innocence, ou procède sans base légale et sans nécessité.

À ces fondements s’ajoute la protection des données personnelles. Une liste nominative associant des individus à des « suspicions d’infractions » constitue un traitement de données relatives à des infractions, catégorie particulièrement sensible. À défaut de base légale spécifique, de finalité déterminée, de nécessité stricte et de minimisation, ce traitement est illicite. L’administration, en tant que responsable de traitement, engage sa responsabilité: retrait, limitation, rectification, notification aux destinataires, et, le cas échéant, sanctions administratives et réparation civile.

Lire la suite

 

 

 

Pr ELY Mustapha

 

 

 

 

Source : Haut-et-fort – (Le 02 novembre 2025)

 

 

Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page