A l’Unesco, la rude bataille de deux candidats africains pour la direction

Le conseil exécutif de l’organisation onusienne désignera, le 6 octobre, son nouveau directeur au terme d’une campagne musclée opposant l’Egyptien Khaled El-Enany, jugé favori, et le Congolais Firmin Edouard Matoko, arrivé tardivement dans la course.

Le Monde – Lundi 6 octobre, à 18 heures, l’Unesco joue son avenir à huis clos. Les 58 membres du conseil exécutif de l’agence onusienne chargée de l’éducation, de la culture et des sciences voteront à bulletin secret, au siège parisien de l’organisation, pour désigner le prochain directeur général qui succédera à Audrey Azoulay. La Mexicaine Gabriela Ramos ayant jeté l’éponge fin août, deux candidats africains, Khaled El-Enany, 54 ans, ancien ministre du tourisme et des antiquités d’Egypte de 2016 à 2022, donné archifavori, et le Congolais Firmin Edouard Matoko, 69 ans, sous-directeur jusqu’en mars pour la priorité Afrique et les relations extérieures de l’Unesco, se disputent les rênes d’une institution qui a connu des jours meilleurs.

Deux aspirants seulement, contre huit lors des élections de 2017 : un chiffre révélateur de la crise que traverse l’organisation onusienne, fragilisée par les assauts répétés contre le multilatéralisme. En juillet, les Etats-Unis ont annoncé leur retrait pour 2026 – pour la troisième fois depuis l’existence de l’Unesco –, fustigeant un biais anti-Israël et une vision mondialiste contraire au dogme trumpiste « America first ». Une déflagration : premier contributeur de l’Unesco, Washington prive l’organisation de 75 millions de dollars (66 millions d’euros), soit 8 % de son budget annuel de 900 millions. S’ajoute à cela le coup de sang du Nicaragua, qui, en mai, a claqué la porte après l’attribution par l’Unesco du Prix mondial de la liberté de la presse au quotidien La Prensa, salué pour son courage à continuer à informer sur l’état du pays depuis son exil au Costa Rica.

Le contexte est miné, les équipes démotivées. La marge de manœuvre du successeur d’Audrey Azoulay sera étroite. Ce qui n’empêche pas une campagne pour le moins musclée. Depuis le printemps, les couloirs du siège parisien, place de Fontenoy, se sont transformés en champ de bataille feutré. Les sourires sont polis, mais les coups bas se glissent entre deux accolades. Comme ce courrier adressé, en avril, au conseil exécutif, dans lequel le bloc arabe mettait en garde contre le profil de Gabriela Ramos, sans la citer nommément, en pointant l’existence d’une enquête interne pour abus de pouvoir et harcèlement.

« Candidat parachuté »

Sur la base de l’alternance, les Arabes estiment que leur heure est venue. Depuis 1945, le fauteuil de directeur général a vu défiler des Européens, des Américains, un Asiatique, un Africain, le charismatique intellectuel sénégalais Amadou-Mahtar M’Bow (1921-2024)… mais jamais une personnalité issue du monde arabe. En 2009, l’occasion semblait à portée de main pour Farouk Hosni, tout-puissant ministre de la culture du président Hosni Moubarak (1928-2020). Jusqu’à ce que refassent surface des propos antisémites tenus un an plus tôt : il s’était dit prêt à brûler tous les livres en hébreu présents dans les bibliothèques égyptiennes.

Echaudée par ce fiasco, l’Egypte avait avancé, en 2017, un profil bien moins clivant, la diplomate et activiste Moushira Khattab. Mais Audrey Azoulay, soutenue par Emmanuel Macron, a alors raflé la mise. Avec la candidature de Khaled El-Enany, annoncée dès avril 2023, et en l’absence de tout autre rival arabe, le pays espère enfin transformer l’essai : l’égyptologue respecté dispose d’un CV sans tache.

Ne vous avisez toutefois pas de lui dire qu’il appartient au bloc arabe : aussitôt, Khaled El-Enany revendique son africanité. « Je suis honoré d’appartenir à la deuxième plus grande population du continent africain et de porter la voix de l’Union africaine, des pays méditerranéens et du Sud global », indique-t-il au Monde, lors d’un entretien dans les salons d’un hôtel, près de l’Unesco. S’il insiste sur sa fibre africaine, c’est que Khaled El-Enany est tombé des nues en découvrant la candidature inattendue d’un rival congolais, après le retrait, en décembre, d’un aspirant gabonais. « Le Congo était présent dans les trois réunions de l’Union africaine qui ont endossé ma candidature en février et en juillet 2024 ainsi qu’en juillet 2025 », s’étonne-t-il.

Le porte-parole du gouvernement congolais, Thierry Moungalla, ne l’entend pas ainsi, osant parler de « fake news » lors de la conférence de presse du vendredi 5 septembre. « Vous ne trouverez pas de résolution diffusée par l’Union africaine », a-t-il lancé, imperturbable, au parterre de journalistes africains, qualifiant Khaled El-Enany de « candidat parachuté » tombé « comme un cheveu sur la soupe ». Le relevé de décision de l’Union africaine, datant de juillet 2024, est pourtant sans équivoque : la 44e session ordinaire du conseil exécutif a « rapidement approuvé la candidature du docteur Khaled El-Enany » au poste de directeur général de l’Unesco. Soucieuse de faire baisser la tension, la conférence des chefs d’Etat de l’Afrique centrale a refusé de prendre parti, exhortant, dimanche 7 septembre, « les deux pays à parvenir si possible à un accord afin que l’Afrique puisse s’exprimer d’une seule et même voix ».

Une affaire de prestige national

Quand ce n’est pas le degré d’africanité des candidats qui est scruté, c’est la perspective d’un tandem arabe, avec l’arrivée imminente du Qatar à la présidence du conseil exécutif de l’Unesco pour une durée de deux ans, qui est pointée. « Matoko offre une garantie d’impartialité sur des dossiers chauds comme Gaza, il ne va pas se retrouver otage d’un bloc. Et il y a des risques de biais culturels sur l’accès à l’éducation, la place des femmes… », glisse un ancien cadre onusien. « J’ai toujours placé l’égalité des genres au cœur de mes priorités », réplique Khaled El-Enany, rompu aux attaques. Quant au soupçon d’un biais anti-israélien prêté au duo arabe, l’Egyptien les balaie d’un revers de la main : « Je peux vous rassurer, je n’ai aucun agenda antisémite. Mon pays a été signataire du premier traité de paix avec Israël en 1979. »

Dans la dernière ligne droite, Khaled El-Enany dégage la sérénité du marathonien. Depuis deux ans, cet homme affable a visité pas moins de 65 pays et vu tout le monde : délégués, ambassadeurs, société civile, étudiants, jusqu’au pape François – personne n’a été oublié. Pour muscler son lobbying, il s’est offert les services de l’agence d’influence Forward Global. Depuis mars, son rival, Firmin Edouard Matoko, s’est attelé à rattraper son retard en intensifiant ses déplacements à l’étranger et a mobilisé l’artillerie lourde du lobbyiste APCO, un groupe de conseil spécialisé en communication stratégique.

Les deux chefs d’Etat, égyptien et congolais, ainsi que leurs ministres, qui ont fait de l’élection une affaire de prestige national, ont aussi payé de leur personne, profitant de chaque déplacement à l’étranger pour influer sur le vote. Car chaque voix, parmi les 58 membres du conseil exécutif de l’Unesco, compte, même celle des Etats-Unis, qui auraient pourtant fait savoir qu’ils ne participeraient pas au vote du 6 octobre. Et une volte-face n’est jamais exclue.

Pesante bureaucratie

Chacun essaie désormais de présenter son champion comme le candidat le plus crédible, le plus rassembleur. « Je sais gérer une grande équipe, j’ai eu 35 000 employés sous ma direction pendant les six années et demie où j’ai été ministre et piloté la gestion de plus de 2 000 sites archéologiques. Ça m’a donné une expérience administrative dont l’Unesco a besoin, fait valoir Khaled El-Enany. J’ai travaillé avec les gouvernements du monde entier, avec les grands musées. J’ai passé quelque part ma vie avec l’Unesco… mais sur le terrain. »

Economiste de formation, Firmin Edouard Matoko a un atout dans sa manche : il connaît la maison de l’intérieur. Cette force tranquille en a grimpé tous les échelons, d’abord simple expert rattaché au bureau régional de Dakar dans les années 1990, jusqu’au poste de sous-directeur général pour la priorité Afrique après avoir dirigé des bureaux de l’Unesco à Bamako, et à Quito, en Equateur, ou encore en Ethiopie.

« Je sais ce que l’Unesco peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire », nous confiait ce cadre avenant, mi-septembre, de La Havane où il battait campagne. « Il faut changer les méthodes de travail, accélérer les processus d’approbation des projets, créer des plateformes où toutes les compétences sont mises à profit de manière intersectorielle, changer la culture de la maison, qui consiste à 80 % à travailler en silo. » Car la pesante bureaucratie paralyse la machine.

Combler le manque à gagner

Sur le fond, toutefois, rien ne distingue les deux programmes, qui s’en tiennent prudemment aux généralités. Leur priorité première sera de combler le manque à gagner consécutif au retrait américain, sans jamais rompre le dialogue avec les Etats-Unis. Khaled El-Enany entend augmenter les contributions volontaires des Etats membres ainsi que les dotations du privé, qui ne représentent que 8 % du budget, en se rapprochant notamment des entreprises de la tech. Firmin Edouard Matoko veut, lui aussi, faire asseoir les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) à la table des discussions.

L’un et l’autre affirment vouloir dialoguer davantage avec les Etats membres, dont certains répugnent à une direction générale trop indépendante. En particulier, la petite quinzaine de délégations, principalement des paradis fiscaux des Caraïbes, à l’instar de Sainte-Lucie, qui se sont choisi comme ambassadeurs des hommes d’affaires douteux.

Plusieurs pays européens dont l’Allemagne, l’Autriche, le Royaume-Uni et l’Espagne, de même que le Brésil, la Turquie, la Ligue arabe, le Nigeria et le Burkina Faso se sont rangés derrière le candidat égyptien. La France aussi, par un communiqué de presse du Quai d’Orsay publié en novembre 2024, quelques mois avant la signature, en avril, d’accords économiques avec l’Egypte, l’un de ses principaux partenaires au Moyen-Orient.

Mécontent du soutien hexagonal à la candidature égyptienne, le Congo a haussé le ton, vendredi 5 septembre, par la voix du ministre de la communication et des médias et porte-parole du gouvernement congolais, Thierry Moungalla : « A chaque fois que nous avons eu besoin de ce pays, nous n’avons pas eu l’appui nécessaire. Ça ne peut que laisser des traces. » Un avertissement à peine voilé : si demain la France sollicitait le vote du Congo pour une « situation diplomatique vitale », la réponse serait probablement examinée « en tenant compte de ces blessures mémorielles », a-t-il ajouté. Dans un surprenant accès de fair-play, Thierry Moungalla a toutefois concédé que « quel que soit le vainqueur, c’est [leur] continent, l’Afrique, qui aura gagné ».

Source : Le Monde

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page