
Enquête – « L’énigme Mohammed VI » (5/6). Pour assurer son pouvoir, le souverain marocain s’appuie sur une poignée de fidèles qu’il connaît, pour la plupart, depuis des décennies. Mais les rivalités internes trahissent une forme de nervosité, révélatrice des incertitudes sur la suite de son règne.
–En être ou ne pas en être. Rares sont les listes autant attendues, scrutées, disséquées, par les cercles de l’élite marocaine. Figurer parmi les invités d’une réception royale – dîner de rupture du jeûne (iftar) du ramadan, Fête du trône ou anniversaire du roi, réception de dignitaires étrangers, etc. – consacre l’éclat de votre cote dans le gotha du royaume. En disparaître signe votre disgrâce publique. Le banquier Othman Benjelloun, l’un des hommes les plus riches du royaume, fut ainsi soudainement écarté, en 2012, des happy few des banquets de Mohammed VI. Le souverain lui aurait tenu rigueur, dit-on, de n’avoir pas respecté le protocole royal en marge de l’inauguration d’une usine Renault à Tanger en février de la même année.
Une fâcherie dont l’origine remonte à bien plus loin, au tournant des années 2000, quand le groupe Benjelloun avait voulu mettre la main sur la Société nationale d’investissement (SNI), une holding de sociétés dans les secteurs stratégiques de l’économie marocaine. Le palais, qui s’emparera plus tard de la SNI (renommée « Al Mada » en 2018), avait alors coupé court aux ambitions d’Othman Benjelloun. Plus d’une décennie plus tard, le malaise rebondit donc avec cette éviction des mondanités royales. Rien de bien dramatique toutefois : l’ostracisme dura de deux à trois ans. Il n’en jeta pas moins l’émoi dans le landerneau marocain.
Plus récemment, un autre effacement du protocole a attiré l’attention. A l’issue de la prière de l’Aïd-el-Adha (« fête du sacrifice ») accomplie, le 7 juin, à la mosquée de Tétouan, dans le nord du pays, les plus hauts dignitaires du royaume sont venus saluer le souverain, ainsi que le veut la coutume. Or l’un des hommes forts du régime a brillé par son absence : Yassine Mansouri, le patron de la direction générale des études et de la documentation (DGED), les services de sécurité extérieure. Il n’en fallait pas davantage pour que soient relancées les spéculations sur le yoyo des éminences, voire les luttes de clan agitant l’entourage du souverain. « Il doit y avoir une colère royale », suppute un habitué du sérail.

Cœur du réacteur
Ainsi va la vie de cour au sein du makhzen, terme désignant le bloc du pouvoir agrégé autour du palais, un épicentre vers lequel convergent différents réseaux d’allégeance, où la compétition peut être féroce. La formule, issu de l’arabe khazana (« entreposer », « stocker »), renvoie, selon le politologue marocain Mohamed Tozy, à une réalité « polysémique » souvent mal comprise chez des Occidentaux épris d’« exotisme ».
Quoi qu’il en soit, ce complexe d’autorité et d’influence gravitant dans l’orbite du pilier royal et plongeant ses racines dans une histoire multiséculaire – l’actuelle dynastie alaouite remonte à la seconde moitié du XVIIe siècle – est l’appareil politique dont Mohammed VI a hérité en succédant à son père, Hassan II, en juillet 1999. Au vif désappointement de ceux qui rêvaient d’audacieuses réformes, il en a conservé les fondamentaux.
Peu disposé à céder de son pouvoir, il s’est montré en revanche plus souple dans l’aménagement de certains rituels. Citons, par exemple, sa décision d’exempter ses sujets de l’obligation de sacrifier le mouton lors de la fête de l’Aïd-el-Adha en cette année 2025, ou celle, en 2023, de supprimer le rendez-vous de l’allocution royale du 20 août, discours dit « de la révolution du roi et du peuple » – commémorant la révolte populaire déclenchée par la déposition du sultan Mohammed V par les autorités du protectorat français, le 20 août 1953.
Ladite allocution a été jugée superfétatoire, alors que le monarque s’adresse déjà à son « fidèle peuple » à deux reprises en cette période de l’année : la Fête du trône (en juillet) et la rentrée parlementaire (en octobre). Sans compter que le fait de desserrer – dans la mesure du possible – le corset d’obligations cérémonielles n’est pas pour lui déplaire.
Grandes ou petites, les décisions du souverain obéissent à une dialectique entre ses tropismes personnels et des impératifs écrasants de l’institution monarchique. « Ce n’est pas un roi, c’est un système, soutient Mohamed Tozy en évoquant la personne du monarque. Et, dans ce système, ajoute-t-il, on peut gouverner par l’absence. »
Au centre de ce makhzen assurant la continuité de la dynastie par-delà les vicissitudes, l’entourage du roi joue un rôle capital. Une sorte de cœur du réacteur. Dès son accession au trône, Mohammed VI s’était constitué une garde rapprochée dont de nombreux éléments avaient partagé sa scolarité au Collège royal. Le personnage le plus emblématique de ce premier cercle est sans conteste Fouad El-Himma, véritable clé de voûte du makhzen et, à ce titre, souvent surnommé « vice-roi ».
Proche parmi les proches, cet homme de 62 ans a été de facto, dans les années 2000, le patron du ministère de l’intérieur (sans en avoir le titre), d’où il a orchestré la domestication du champ politique – bridant les islamistes, écartant la gauche socialiste – au service du palais. Le Parti Authenticité et modernité, qu’il a créé en 2008, n’avait d’autre objectif que de « makhzéniser » la scène partisane.
Fouad El-Himma essuie tout de même un cinglant revers, lorsque la vague des « printemps arabes » de 2011 secoue le pays avec l’irruption du « mouvement du 20 février ». Son nom est hué dans la rue. Dès lors, il se fait plus discret, mais, nommé au cabinet royal, il n’en continue pas moins d’agir en coulisse, lui qui est détenteur de tous les secrets – petits et grands – du monde politique marocain. A l’évidence, il reste à la manœuvre sur les gros dossiers du royaume, en particulier les affaires diplomatiques et sécuritaires. « Il est notre principal interlocuteur », confie un diplomate occidental en poste à Rabat.
Des historiques et un « club des sept »
Yassine Mansouri, 63 ans, lui aussi camarade de classe du roi, a été également propulsé au sommet. Après avoir présidé aux destinées de Maghreb Arabe Presse, l’agence officielle où s’écrit la geste royale, il est nommé à la tête de la DGED, le renseignement extérieur. Il est le premier civil à occuper ce poste.
Un troisième fidèle de toujours, Mounir Majidi (surnommé « 3M »), 60 ans, ami d’enfance du roi bien que non-condisciple du Collège royal, chapeaute depuis plus de deux décennies le secrétariat particulier de Mohammed VI. Cette position privilégiée fait de lui le gérant de la fortune privée du monarque, un « business » dont il assure l’expansion tentaculaire dans les secteurs les plus lucratifs de l’économie nationale.
Une fuite de documents issus des fichiers de la sécurité sociale, organisée par des hackeurs d’origine inconnue, a révélé, en avril, le salaire de « 3M », qui occupe les fonctions de président de la holding royale, la Siger : 120 000 euros par mois, quand le salaire moyen au Maroc est de 380 euros.
Accessoirement, Mounir Majidi inspire la ligne éditoriale du journal en ligne Le360, dans lequel des textes de chroniqueurs de luxe – le romancier Tahar Ben Jelloun ou l’ancien ambassadeur français à Alger Xavier Driencourt – cohabitent avec des diatribes étrillant tous ceux qui, à un moment donné, sont dans le collimateur du palais.
A ce noyau dur des amis historiques s’agrège un second cercle, celui du cabinet royal, composé d’une centaine de technocrates. La mission de ces hommes de dossier ? Préparer en amont les décisions du souverain, puis en superviser l’exécution. Ils sont coiffés par une équipe réduite de sept « conseillers du roi », dont le principal, le « vice-roi » El-Himma, est aussi issu du premier groupe des amis d’enfance de Mohammed VI.
A ses côtés officient les juristes Omar Azziman et Abdellatif Menouni, chargés des questions constitutionnelles ou des droits de l’homme, Omar Kabbaj, un ancien banquier très introduit dans les milieux africains, mais aussi Taïeb Fassi-Fihri, un ancien ministre des affaires étrangères qui a gardé la haute main sur la diplomatie, et Yassir Zenagui, financier passé par la City de Londres.
Sur le papier, André Azoulay, rescapé de l’ère Hassan II, appartient toujours à ce cabinet royal, bien que son rôle soit bien moins stratégique que lors des premiers pas de Mohammed VI, au début des années 2000. En bon communicant, André Azoulay avait alors contribué à écrire le récit du jeune « roi des pauvres ». Issu de la communauté juive, ce natif d’Essaouira – ville côtière dont il a fait un haut lieu des festivals interculturels – demeure un atout pour l’image de la monarchie. N’incarne-t-il, à lui seul, le « vivre ensemble » marocain ?
Ce « club des sept » forme une sorte de cabinet de l’ombre, occupé à surveiller l’action du gouvernement officiel dont le chef en titre, selon la Constitution révisée de 2011, est issu du parti politique arrivé en tête aux élections législatives. Depuis le scrutin de 2021, l’homme d’affaires Aziz Akhannouch, 64 ans, l’une des plus grosses fortunes du royaume, occupe ce poste de premier ministre.
Montée en puissance des « sécuritaires »
Il le doit à la victoire électorale de son parti, le Rassemblement national des indépendants, un réseau somnolent de notables qu’il avait dépoussiéré à partir de 2016, avec ses méthodes d’entrepreneur et surtout beaucoup d’argent. Son ascension ne doit rien au hasard ; elle résulte du choix personnel de Mohammed VI, qui l’avait tôt investi d’une mission : déloger du gouvernement les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), après leurs succès électoraux de 2011 et 2016.
Le statut de favori du roi d’Aziz Akhannouch était devenu évident dès le ramadan de 2013, lorsqu’il l’avait gratifié – insigne privilège – de l’honneur d’une visite dans sa villa de Casablanca pour une rupture du jeûne. C’est ainsi avec ce souverain : il a toujours suivi de très près la composition des gouvernements, même lorsque le PJD était aux affaires.
Son onction fait la différence, comme en témoigne une anecdote remontant à la première moitié des années 2010. Alors qu’il annonce personnellement, au téléphone, à un heureux élu sa nomination comme ministre, ce dernier se confond en remerciements d’une grandiloquence servile. « Votre esclave scarifié est entièrement à vos pieds », dit-il au monarque, au comble de l’émotion. Une scène révélatrice de l’atmosphère de déférence qui entoure souvent les relations entre le personnel politique et Mohammed VI.
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