
« L’énigme Mohammed VI » (4/6). Ces dernières années, le souverain marocain n’a cessé de s’activer sur la scène internationale. Du dossier très sensible du Sahara occidental à celui du rapprochement avec Israël, il s’est souvent imposé en maître du jeu. – Enquête –
L’air automnal est doux à Rabat. Sur l’esplanade du Mechwar, face au palais royal, de longs tapis rouges ont été déroulés. Soudain, les cuivres de la fanfare de la garde résonnent, signal de l’arrivée du cortège. La Mercedes Pullman 600 décapotable dans laquelle ont pris place le roi Mohammed VI et Emmanuel Macron approche au ralenti. De fiers cavaliers sanglés dans leur tunique rouge à cape verte – les couleurs nationales – les escortent au trot, dans le sillage d’un trio de lanciers guidé par un officier sabre au clair. Sur cette place comme partout ailleurs en ville, les couleurs mêlées de la France et du Maroc frissonnent sous la brise venue du front de mer. Un vrai temps d’idylle.
En ce 28 octobre 2024, le palais a mis les petits plats dans les grands pour accueillir le président français, accompagné d’une délégation pléthorique où dominent les people, habitués pour beaucoup des riads à Marrakech et autres langueurs marocaines. Les retrouvailles entre amis, qu’une étrange fâcherie avait éloignés, sont émues. Un retour aux fondamentaux d’une relation qui a toujours été intime depuis l’accès à l’indépendance, en 1956, de l’ancien protectorat français ? Point du tout. L’équilibre entre les deux Etats a glissé ; plus rien n’est comme avant. Contrairement à la maxime de Lampedusa dans son livre Le Guépard (1958), « il faut que rien ne change pour que tout ait changé ».
Si Emmanuel Macron a droit, ce jour-là, au faste d’un royaume, qui a l’art de recevoir, c’est qu’il a cédé. Après avoir longtemps hésité, tergiversé, il offre à Rabat un cadeau diplomatique de première grandeur : la reconnaissance par la France de la « souveraineté marocaine » sur le Sahara occidental. Afin de lui forcer la main, Rabat avait imposé, à partir de l’été 2021, une épreuve de force d’une rare virulence, trois années de froid polaire : suspension des contacts officiels, gel des coopérations, attaques incessantes – et parfois au-dessous de la ceinture – dans la presse aux ordres.
Formule magique
Le président français aurait pu résister si, par ailleurs, la relation franco-algérienne – son premier tropisme – n’était pas restée toxique, si sa main tendue avait été saisie par Alger, bref, si son rêve d’une réconciliation avait été exaucé. Or, sa déception est amère. Dans son entourage, les voix s’élèvent pour s’inquiéter du risque de voir la France « perdre sur les deux tableaux ». On le presse donc de « recalibrer » sa diplomatie maghrébine vers le Maroc.
C’est chose faite avec une lettre présidentielle adressée fin juillet 2024 à Mohammed VI. Le locataire de l’Elysée y admet solennellement que « le présent et l’avenir du Sahara occidental s’inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine ». Alger, qui soutient les indépendantistes sahraouis du Front Polisario, fulmine. Mais Rabat exulte : la voie est libre, désormais, pour accueillir avec faste, en octobre, le chef d’Etat français.
Oubliés, les affronts réciproques des trois dernières années. Ainsi est remisé dans le coffre des secrets d’Etat le scandale Pegasus, du nom du logiciel espion israélien acheté par les Marocains et dont Emmanuel Macron avait été une cible potentielle aux côtés de milliers d’autres victimes, selon les révélations, en juillet 2021, d’un consortium de rédactions (dont celle du Monde) coordonné par l’organisation Forbidden Stories.
L’affaire avait lourdement pesé sur la relation personnelle entre Emmanuel Macron et Mohammed VI. Le souverain marocain avait été offensé de voir sa protestation d’innocence récusée par le président français lors d’un appel téléphonique glacial, si l’on en croit la version de l’échange rapportée par l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, en juin 2023.
La déchirure se produit à ce moment-là, dans le contexte de l’affaire Pegasus. Même quand il séjourne, à titre privé, à Paris, dans son somptueux hôtel particulier de 1 600 mètres carrés au pied de la tour Eiffel, le roi refuse de prendre les appels du président français. Entre Rabat et Paris, ou entre le Champ-de-Mars et la rue du Faubourg-Saint-Honoré, où se situe l’Elysée, le contact est rompu.
Afin de retisser le lien, on recourt alors à la diplomatie parallèle des princesses. En février 2024, les trois sœurs du roi – Lalla Meryem, Lalla Hasnaa, Lalla Asma – sont reçues à déjeuner à l’Elysée par la première dame, Brigitte Macron, des retrouvailles que solennise une photo souvenir dans le salon Cléopâtre, devant une tapisserie d’Yves Oppenheim. Le président français passe une tête pour les saluer dans un geste qui n’a rien d’improvisé. Le ciel s’éclaircit. Mais il reste à Emmanuel Macron à prononcer la formule magique – « souveraineté marocaine » (sur le Sahara occidental) – que le roi attend de lui pour clore la brouille.
La crise entre Paris et Rabat a révélé au grand jour un nationalisme marocain sourcilleux, voire vindicatif. L’humoriste et acteur Jamel Debbouze, pourtant un protégé de Mohammed VI, en a fait les frais : pour avoir osé s’afficher en tribune avec un maillot moitié français moitié marocain à l’occasion du match de football France-Maroc, en demi-finale du Mondial 2022 au Qatar, il provoque un tollé dans son pays d’origine. Furieux, le palais annule le festival annuel du Marrakech du rire, dont Jamel Debbouze est le parrain et le promoteur, au motif officiel de travaux de restauration du Palais El Badi, scène principale de l’événement. Le message à l’égard de la diaspora et des doubles nationaux est clair : c’est au Maroc, et à son roi avant tout, que vous devez allégeance.
Mission de deux règnes
Au-delà des péripéties franco-marocaines, l’épisode consacre un nouveau succès diplomatique du royaume chérifien, s’ajoutant à d’autres ralliements à ses thèses sur le Sahara occidental, émanant notamment des Etats-Unis, de l’Espagne ou de l’Allemagne. L’adoubement d’Emmanuel Macron conforte le Maroc dans son statut de puissance régionale émergente. Et cette percée porte la signature expresse de Mohammed VI, ce drôle de roi qui n’aime pas la diplomatie, sèche la plupart des sommets internationaux, quand il ne pose pas des « lapins » à ses homologues, comme l’Espagnol Pedro Sanchez, le Turc Recep Tayyip Erdogan ou le Chinois Xi Jinping.
Une anecdote révélatrice de son humeur ombrageuse face aux contraintes de la diplomatie : après une soirée festive, au tournant des années 2010, il ne s’était pas réveillé à temps le lendemain matin pour un rendez-vous avec un haut responsable américain de passage à Rabat. Le chambellan, qui s’était hasardé dans la chambre royale pour l’informer de la présence du dignitaire de Washington, s’est fait éconduire rudement par le monarque, furieux d’être importuné dans son sommeil.
C’est donc ce souverain-là qui aura paradoxalement rehaussé le statut du Maroc sur la scène régionale. Sur le dossier sahraoui, il aura été inflexible, l’érigeant en priorité stratégique du royaume. Lors de son traditionnel discours du Trône, en août 2022, il l’avait même qualifié de « prisme » à travers lequel il ferait le tri entre ses vrais amis et les faux.
C’est que cette affaire-là est sacrée au Maroc. Une « question existentielle », a-t-on coutume de dire. « Allez demander aux Français de la première guerre mondiale si l’Alsace-Lorraine n’était pas française ! C’est la même chose [pour nous] », avait déclaré Hassan II sur Antenne 2, en 1987. Un peu plus de dix ans plus tôt, en 1975, ce même Hassan II avait pris possession de l’ex-colonie espagnole délaissée par Madrid, dans le lyrisme de la « marche verte ».

Des volontaires marocains lors de la « marche verte », prise de possession du Sahara occidental par le Maroc, le 7 novembre 1975.
Cette flambée patriotique teintée de ferveur religieuse – les 350 000 participants à la marche brandissaient le Coran d’une main, le drapeau marocain de l’autre – avait remis en selle un Hassan II déstabilisé par deux tentatives de coup d’Etat militaire en 1971 et en 1972. L’armée, tout absorbée à sécuriser la zone face à l’insurrection du Front Polisario, ne sera désormais plus un danger pour lui.
Cet épisode est le grand tournant du règne d’Hassan II. Le trône est sauvé par le Sahara occidental. Mais cette « récupération des provinces spoliées » du Sud – selon la terminologie officielle – est contestée au regard du droit international. Il reviendra à son héritier, Mohammed VI, de la faire admettre à la communauté des nations. En somme, à l’inscrire au « cadastre » des Nations unies (ONU).
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