
– « Dès son plus jeune âge, mon grand-père a travaillé sans relâche dans les champs en Mauritanie, de 7 heures jusqu’à 21 heures. Il vivait sous l’autorité d’un maître qui l’a forcé à épouser une femme, elle aussi enlevée alors qu’elle n’était qu’un bébé, et à faire des enfants qui deviendraient à leur tour des esclaves… A 18 ans, mon père a réussi à échapper à son sort en rejoignant l’armée française pour y effectuer son service militaire. Pendant ses permissions, il retournait à Nouakchott. C’est là qu’il a rencontré ma mère.
Grâce à lui, j’ai pu aller à l’école à l’âge de 11 ans, puis j’ai suivi une formation de mécanicien. Mais une fois celle-ci terminée, il m’a été impossible de trouver un travail rémunéré. En Mauritanie, lorsqu’on est fils et petit-fils d’esclaves, on est considéré comme tel. Il n’y a pas de loi, pas de justice. L’esclavage a beau être aboli, dans les faits, il est toujours présent.
J’ai attendu des mois. A chaque fois, on me disait qu’on me rappellerait, mais personne ne l’a jamais fait. Alors je me suis engagé politiquement avec des amis pour défendre les droits humains, contre le Parti républicain démocratique et social au pouvoir. Mais cette prise de position m’a mis en danger.
Rejoindre Paris, la ville où mon père avait trouvé refuge
En 2017, j’ai quitté la Mauritanie avec un seul espoir : reconstruire ma vie, libre, en France, là où mon père a vécu à partir des années 1970 jusqu’à sa mort, en 2012. Comme je n’avais pas de quoi payer le voyage, je me suis arrêté au Maroc. J’y suis resté quatre ans. Je me suis occupé des chameaux et des dromadaires dans le désert, le Sahara occidental.
Quand j’ai enfin pu réunir assez d’argent, j’ai fait la traversée jusqu’en Espagne, dans une embarcation relativement sûre, loin des petits canots surchargés. J’ai ensuite pris un car pour la France et je suis arrivé sans encombre à Banyuls-sur-Mer [Pyrénées-Orientales], le 20 décembre 2020. Mon premier réflexe a été d’aller à la Croix-Rouge, où les bénévoles m’ont offert une assiette de pâtes. Je ne me souviens même plus quel goût elles avaient. Ils m’ont proposé de rester dormir, mais je n’avais qu’une idée en tête : rejoindre Paris, la ville où mon père avait trouvé refuge.
Je suis monté dans un FlixBus. Sur la route, je ne regardais pas vraiment le paysage, je lisais un livre en français, que j’avais trouvé par hasard en Espagne. J’avais pris soin d’en protéger la couverture avec une page de magazine, une publicité Innjoo pour un “ordinateur portable à 179 euros”. Le livre s’appelle Les jeunes s’interrogent, réponses pratiques, volume 1. Il a d’abord été publié aux Etats-Unis, en 1989. Ce jour-là, c’est le chapitre 14 qui m’a marqué : “Pourquoi ne pas en finir ?” Le sujet peut sembler sombre, presque désespéré, pourtant moi j’étais heureux. Heureux de rouler en France, vers un nouveau départ. Ces pages-là ont résonné en moi. Elles posaient une question simple et forte : pourquoi certains parviennent-ils à surmonter les épreuves, quand d’autres n’y arrivent pas ? D’après les spécialistes, quand une personne ne veut plus lutter, c’est souvent parce qu’elle se sent complètement seule et sans espoir. Ce n’est pas qu’elle veut mourir. Elle veut juste que la souffrance cesse. Le livre cite beaucoup la Bible. Moi, je suis musulman, mais ça ne me dérange pas. Ce qu’il disait, je pouvais l’entendre. Ça me parlait.

Je suis arrivé à Bercy, le 22 décembre 2020. Il y avait du monde partout, du mouvement, mais rien qui puisse vraiment m’impressionner. J’avais déjà beaucoup voyagé et, finalement, la gare de Bercy ressemblait à celle de Casablanca. Je n’avais pas peur. En attendant qu’un ami vienne me chercher, j’ai fait comme si j’étais un Français parmi d’autres. Je suis allé prendre une boisson à la machine et acheter à manger.
Mon père m’a toujours dit : “Si tu te fais arrêter par un gendarme, tu obéis. C’est l’armée. Si c’est la police, tu peux discuter.” Avec le Covid-19, les autorités avaient d’autres priorités, elles n’ont pas fait attention à moi. Je suis resté là, à attendre pendant trois heures, sous une bonne étoile. Quand mon ami est arrivé, après sa journée de travail, on s’est pris dans les bras. Mon cœur battait très fort et j’ai pleuré dans son cou. On se connaissait depuis l’école, en Mauritanie. Marié et père de famille, il ne pouvait pas m’héberger, alors il m’a conduit dans un foyer d’Africains.
La sensation du bitume
Les quinze premiers jours, j’ai dormi là, place de Clichy. Je ne me sentais pas très à l’aise avec les autres résidents, c’était chacun pour soi et certains Mauritaniens me voyaient comme un esclave. Puis je me suis retrouvé sans logement. Chaque jour, pendant six mois, j’ai appelé le 115 pour tenter d’avoir une place en hébergement d’urgence. Sinon, je dormais dehors. Souvent, la nuit, je ne savais plus où j’étais, tout se mélangeait, j’avais l’impression d’être dans le désert. Au Maroc, je dormais enroulé dans une couverture sur le sable. A Paris, la sensation du bitume finissait par me réveiller : “Ah bon, je suis là, je suis en France !” Il m’arrive encore de croire que je suis dans le désert.
La journée, pour me changer les idées, il m’arrivait de me balader dans les jardins du château de Versailles. Il y a une partie gratuite. A l’extérieur, sur un rond-point, il y a des pancartes qui racontent l’histoire de France. C’est mon père qui m’avait conseillé de les lire. Je passais aussi beaucoup de temps près de la gare Saint-Lazare, parce qu’il y avait toujours du monde. Je m’asseyais et je regardais les gens passer. C’est aussi là que je retrouvais des amis rencontrés dans un accueil de jour du Secours catholique.
En parallèle, j’ai déposé une demande d’asile. Le temps qu’elle soit examinée, j’ai obtenu une place dans un centre d’accueil. On m’a envoyé chez le dentiste, qui a dit que mes dents étaient dans un état catastrophique. C’est à cause de la sous-alimentation. Il a tout retiré, en haut comme en bas, puis a tout reconstruit. C’est beau maintenant.
Depuis le 18 janvier 2024, j’ai enfin trouvé une certaine forme de stabilité au foyer Equalis, à Conflans-Sainte-Honorine [Yvelines]. On est deux par chambre. Dans la cour, il y a des meubles fabriqués avec des palettes de bois, comme un petit salon de jardin. Dans une autre cour, une fresque représente une plage avec un cocotier. C’est simple, mais j’ai tout ce qu’il me faut. Ce qu’il me manque, c’est le droit de travailler. Avec l’association, on est allés en Normandie, à Rouen, la ville aux cent clochers. Une journée inoubliable. J’ai adoré. J’aimerais visiter beaucoup de villes calmes et tranquilles comme ça. Surtout, là où il y a du travail. C’est ça qui compte. En attendant, je lis. En ce moment, 200 modèles de lettres, de Pierre Maury, dans la collection “Guides Marabout”, édition 1986. La dernière que j’ai lue, c’est la numéro 83 : “Demande de renseignements pour une inscription dans une crèche”. Ça ne me concerne pas, mais ça peut être utile pour des amis. On ne sait jamais. »
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