
université américaine de Princeton. Elle est la première professeure noire en informatique de cet établissement prestigieux. Panafricaniste revendiquée, la chercheuse en intelligence artificielle alerte sur la menace d’une « colonisation numérique » du continent.
– Issue d’une famille modeste, Adji Bousso Dieng a grandi à Kaolack, au Sénégal, avant de partir étudier en France puis de s’installer aux Etats-Unis, où elle enseigne depuis 2021 les sciences et l’ingénierie à la prestigieuseVotre parcours se déploie sur trois continents. Qu’est-ce qu’être africaine, pour vous, en 2025 ?
C’est surtout être résilient. Etre née sur un continent qui affronte tant de chocs politiques, économiques et sociaux donne une grande force pour avancer. C’est ce qui m’a permis d’avoir confiance en moi dans un monde qui accorde peu de poids aux voix africaines.
Vous avez grandi dans une famille nombreuse, sans votre père qui est mort dans votre prime enfance. Puis vous avez étudié en France avant de travailler aux Etats-Unis où vous avez été recrutée par Google. Comment expliquez-vous votre parcours ?
Je ne sais pas comment l’expliquer autrement que par la grâce de Dieu. Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours imposé une grande discipline. Cela me vient de l’éducation de ma mère. Elle a souhaité que ses enfants dès leur plus jeune âge apprennent le Coran, bien avant d’entrer à l’école française. Puis j’ai combiné les deux apprentissages. Il n’était pas rare que je révise jusqu’au milieu de la nuit. Mais j’y tenais !
J’ai par ailleurs depuis petite une grande confiance en moi. Quand j’échouais à un examen, je ne blâmais pas les autres. Je me demandais comment je pouvais mieux faire la fois suivante. Lors des nombreuses grèves à l’école publique de Kaolack, je continuais d’apprendre. Avec mon ami Ibrahim, nous demandions aux élèves des classes supérieures de nous donner leurs cours. C’était important pour moi de m’améliorer constamment.
En tant que spécialiste des nouvelles technologies, vous dénoncez l’emprise grandissante des géants du numérique sur la vie politique des Etats africains. Comment se manifeste-t-elle ?
J’observe avec inquiétude que l’infrastructure numérique de certains pays est contrôlée et supervisée par des entreprises étrangères. Au Sénégal, par exemple, le data center qui héberge les données gouvernementales a été construit par Huawei, le géant chinois des télécoms. Ces données sont-elles vraiment protégées contre la surveillance extérieure ? On ne peut pas parler de souveraineté lorsqu’une telle dépendance existe. C’est une forme de colonisation numérique.
Pour bénéficier d’une couverture Internet dans des zones reculées, des Etats africains se tournent aujourd’hui également vers des entreprises comme la société Starlink d’Elon Musk, qui s’appuie sur une constellation de satellites positionnés en orbite basse. Mais que se passerait-il si Elon Musk estimait que tel ou tel pays mène une politique hostile à ses intérêts et décide de couper l’accès à Internet ? C’est notre indépendance technologique qui est menacée.
Vous vous définissez comme panafricaniste. Comment percevez-vous la résurgence de discours souverainistes au Sahel et au Sénégal ?
Pour moi, le panafricanisme ne peut pas se résumer à des slogans. Or, je constate qu’en dépit de l’existence d’une zone de libre-échange continentale, nous ne parvenons pas à donner corps véritablement à cet idéal. Je pense que le panafricanisme doit être pragmatique. L’intégration doit se faire par domaines prioritaires dans les secteurs de santé, de l’éducation, du militaire et même dans le développement de l’intelligence artificielle.
En tant que Sénégalaise, si je cherche à me former, j’aimerais pouvoir me tourner vers un autre pays africain. Les Etats qui recherchent une expertise dans un domaine devraient pouvoir se tourner vers leurs voisins. Et je regrette le fait que les Africains de la diaspora formés dans des secteurs de pointe peinent à s’insérer dans leur pays d’origine, parfois faute d’avoir le bon réseau.
Vous soutenez des programmes en faveur de l’éducation aux sciences, notamment des filles, en Afrique à travers votre ONG The Africa I Know. Pourquoi est-ce un enjeu d’indépendance pour vous ?
Accéder à Internet, à l’électricité, à une eau purifiée et pouvoir transformer nos ressources nous-mêmes… tout ceci passe par un investissement dans les sciences et l’ingénierie. Or nos systèmes éducatifs ne valorisent pas suffisamment ces filières. Il ne s’agit pas de rejeter les arts ou les sciences humaines dans nos formations mais de miser tout autant sur ce domaine fondamental pour développer nos pays.
Au Sénégal, plus de 80 % des lycéens suivent la filière littéraire. Il serait plus judicieux de former des citoyens complets, qui sont dotés des connaissances technologiques et scientifiques nécessaires pour bâtir toutes les infrastructures dont le continent a besoin, aussi bien physiques que numériques.
Il est affligeant de voir nos matières premières exploitées à l’extérieur pour nous être revendues à prix d’or une fois transformé en produits alimentaires ou en téléphone portable. Si nous aspirons sincèrement au développement, le temps est venu d’investir massivement dans la formation de nos jeunes.
Plusieurs études soulignent que les algorithmes perpétuent les stéréotypes racistes. Comment ces biais affectent-ils le continent ?
Les modèles d’intelligence artificielle sont souvent entraînés à partir d’ensembles de données qui ne reflètent pas la diversité des populations, des langues et des cultures. Cela conduit à des systèmes d’intelligence artificielle biaisés et inefficaces qui non seulement ne parviennent pas à résoudre les problèmes locaux africains, mais peuvent également exacerber les inégalités sociales existantes. Un article récent que j’ai cosigné dans « NeurIPS » a démontré que les modèles d’intelligence artificielle de pointe pour la conversion de texte en image ont du mal à produire des contenus culturellement riches sur l’Afrique lorsqu’on leur en fait la demande.
Une approche courante pour adapter l’intelligence artificielle aux contextes locaux consiste à affiner les modèles existants à partir de données locales. Mais cela nécessite des données, qui sont souvent rares en Afrique. Idéalement, nous devrions viser à former des modèles à partir de zéro sur des données de haute qualité et pertinentes au niveau local. C’est ce que fait la Chine. C’est ce que font les Emirats arabes unis. Pourquoi ne pouvons-nous pas le faire en Afrique ? Une fois encore, nous avons l’occasion de réfléchir par nous-mêmes, d’innover et de développer de nouvelles approches d’intelligence artificielle adaptées à nos réalités, c’est-à-dire à la rareté des données et des ressources informatiques, ainsi qu’à nos besoins.
Comment voyez-vous l’avenir du continent à l’horizon de 2050 ?
Des années 2000 à aujourd’hui, la plupart des pays africains se sont maintenus dans le sous-développement. Si nos dirigeants ne s’attellent pas avec détermination à ces défis, nous serons toujours dans cet état en 2050.
Politiquement, il me semble nécessaire d’interroger le fonctionnement de nos démocraties aujourd’hui en crise. Lorsqu’un chef d’Etat entreprend de développer son pays, faut-il invariablement le stopper dans sa dynamique à cause de la durée des mandats fixée par la Constitution ? Dans le même temps, ne devrait-on pas introduire une procédure de destitution en cours de mandat face à un dirigeant qui ne fait pas ses preuves ?
Ces questions inconfortables doivent être débattues. D’une manière générale, nos Etats doivent favoriser l’émergence d’une conscience politique collective afin que les citoyens demandent des comptes à leurs gouvernants. C’est à ce prix que nous pourrons lutter contre la gestion clanique du pouvoir et la corruption.
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– (Le 20 août 2025)
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