
– Née en 1982 à Lyon dans une famille d’origine tunisienne, Erige Sehiri a grandi dans le quartier des Minguettes à Vénissieux (Métropole de Lyon), où elle se passionne tôt pour le cinéma. Après un parcours singulier mêlant études d’anglais aux Etats-Unis, de finances au Canada, journalisme à Jérusalem et une installation en Tunisie après la révolution de 2010-2011, elle se consacre au cinéma documentaire et de fiction.
Son dernier film, Promis le ciel, présenté en ouverture de la section Un certain regard au Festival de Cannes cette année, sort en salle le 26 novembre. On y suit le parcours de trois femmes ivoiriennes et d’une fillette orpheline confrontées au racisme en Tunisie. Un récit qui explore le lien entre ces femmes et interroge les frontières mentales entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne.
Vous avez grandi loin du continent africain, avant de vous installer en Tunisie après le renversement de Zine El-Abidine Ben Ali. Qu’est-ce qu’être africaine pour vous en 2025 ?
Je ne m’étais jamais vraiment posé la question avant de tourner Promis le ciel. En Tunisie, on se définit comme arabe, musulman – parfois français, c’est mon cas –, mais rarement africain. Alors qu’on est vus comme des « Arabes » en France, en Tunisie, on se pense « blanc ». Les ressortissants d’Afrique subsaharienne, non plus, ne nous perçoivent pas comme des Africains, mais plutôt comme des « presque Blancs ».
En Tunisie, il existe une ignorance des autres cultures africaines, malgré des inspirations communes que l’on retrouve notamment dans la musique ou certains vêtements traditionnels. Pourtant, nous partageons bien une histoire. C’est un continent qui a été exploité, spolié, colonisé, gangrené par la corruption, les crises économiques ou les dictatures. Nous avons aussi en commun de voir notre jeunesse partir. Dans un registre plus positif, il y a cette force du collectif qui perdure, le respect accordé à nos aînés, l’importance de la famille. Ce lien avec le reste du continent n’est pas assez exploré en Tunisie, comme s’il s’agissait d’une identité ignorée, dont on n’avait pas besoin.
Pourquoi avez-vous choisi de vivre en Tunisie après la révolution de 2010-2011 ?
Je suis enfant de migrants. J’ai longtemps grandi avec l’idée que mes parents avaient quitté le pays faute d’opportunités. Ils disaient que venir en Europe leur avait ouvert l’esprit. Moi, en France, je ressentais une forme de saturation, comme si les perspectives étaient limitées J’ai mis du temps à franchir le cap, à comprendre que le pays d’origine de mes parents était lui aussi plein de potentiel et de possibilités. La révolution a été le déclencheur. Elle portait l’idée d’un monde libre – comme celui dans lequel j’ai grandi –, mais nouveau. C’était un défi, comme lorsqu’on se lance dans l’écriture d’une histoire.
Dans « Promis le ciel », vous vous penchez sur la vie des migrants subsahariens en Tunisie. Qu’est-ce qui vous a poussée à travailler sur ce sujet ?
Tout a commencé par un court-métrage documentaire sur les étudiants subsahariens en Tunisie. J’étais intriguée par ces jeunes qui envisagent ce pays comme terre d’opportunités, alors qu’on la voit souvent comme un pays d’où l’on émigre. Bien plus massifs que les départs vers l’Europe, les déplacements à l’intérieur du continent, entre des pays comme le Sénégal, le Cameroun ou la Côte d’Ivoire, sont peu connus en Europe ou en Afrique du Nord. En creusant, j’ai aussi été confrontée à ce que signifie être noir et discriminé en Tunisie, sur une terre africaine.
Avec Promis le ciel, mon défi était de faire un film sans victimiser mes personnages et sans les réduire à un archétype. Je voulais partir de leur regard. Marie, pasteure d’une église protestante évangélique et ancienne journaliste, porte une ambition à la fois personnelle et collective. Naney, jeune mère ayant laissé sa fille en Côte d’Ivoire, hésite entre tenter la traversée vers l’Europe, entreprendre en Tunisie ou rentrer. Jolie, étudiante, vit une réalité plus privilégiée. Elle ne veut pas être perçue comme une « migrante » mais n’est pas épargnée par les amalgames. Et puis il y a cette petite fille orpheline, rescapée d’un naufrage, certainement née en Tunisie, qui arrive avec ses fragments d’histoire. Est-elle liée au pays où elle se trouve, à celui de sa naissance, à sa communauté ?
Ces personnages féminins font-ils écho à votre propre expérience en tant que femme issue de l’immigration en France ?
Forcément, il y a des parts de moi dans chacun de ces personnages. Le cinéma que je fais consiste aussi à mettre en lumière des histoires de nos pays, rarement visibles et souvent stéréotypées. Au début, j’étais comme Jolie : je voulais me différencier de la communauté dans laquelle j’évoluais et de la banlieue où j’avais grandi. Au lycée, on nous orientait systématiquement vers les mêmes filières, comme les BTS ou le bac STT ; nos parcours étaient des copier-coller. Nous étions conditionnés par nos propres familles qui craignaient l’absence de débouchés. Il fallait donc se battre pour sortir du lot. Très vite, j’ai voulu me distinguer, un peu comme le personnage de Jolie, qui a voulu suivre un chemin singulier par rapport à sa communauté.
Grandir en banlieue signifie évoluer dans un contexte marqué par une certaine forme de déterminisme social : certes, il existe des parcours exceptionnels, mais ils restent minoritaires et les opportunités demeurent limitées. Ces « success stories » n’en sont pas moins essentielles, car elles peuvent donner l’envie à d’autres de persévérer. On comprend plus tard que la force des autres est aussi ce qui nous aide à avancer.
En février 2023, le président tunisien, Kaïs Saïed, a dénoncé ce qu’il appelle un « grand remplacement », accusant une immigration massive de populations subsahariennes de menacer l’identité arabo-musulmane de la Tunisie. Ce discours a entraîné une vague de violences et de discriminations envers les migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Comment avez-vous vécu la montée du racisme anti-Noirs et de la répression contre les migrants subsahariens à l’œuvre depuis 2023 en Tunisie ?
Avec beaucoup de honte. En tant qu’enfant de l’immigration, dont les parents ont été victimes du racisme en France, c’est d’autant plus douloureux. On se demande comment on peut reproduire ça. Toutefois, le racisme tel qu’il s’exprime aujourd’hui en Tunisie n’est pas de même nature qu’en France. Il est exacerbé par la crise économique et le fait que l’Europe étende ses frontières vers l’Afrique à travers sa politique migratoire. Cela crée un terreau favorable pour les discours d’extrême droite. En tant que Tunisiens, nous devons affronter cette question ensemble. Mais le déni du racisme est bien là.
Déjà, dans la banlieue en France où j’ai grandi, nous faisions l’expérience du racisme, mais pas sous les mêmes formes, et nous n’en parlions pas. Avec la sortie de Promis le ciel, j’aimerais engager un dialogue entre les communautés maghrébine et afrodescendante, en France comme ailleurs. Nous devons nous demander ensemble comment aborder cette question, partager notré vécu, porter ce débat.
Comment imaginez-vous le futur pour les jeunes Africains ?
En Afrique, il existe une diaspora instruite qui revient de plus en plus sur le continent pour y développer des projets. Ce mouvement prend de l’ampleur, même si les défis restent immenses. Mais je crois que la jeunesse est désormais consciente des opportunités et du potentiel du continent.
Je fais moi-même partie de cette dynamique. J’ai commencé ma véritable carrière cinématographique en Tunisie, alors que j’avais grandi en France et poursuivi mes études aux Canada. Tout paraissait alors inaccessible, et c’est finalement dans mon pays d’origine que j’ai trouvé l’inspiration, les opportunités et la possibilité concrète de créer.
Source :
– (Le 19 août 2025)
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