
Il est des noms qui ne résonnent pas dans les foules mais hantent les vestibules du pouvoir, les couloirs de la pensée et les archives de la dignité. Touré, dans ses deux incarnations complémentaires — l’aîné Dr. Mamadou Racine Touré, ambassadeur à Bonn et stratège de la coopération euro-africaine, et son cadet Mamoudou Touré, économiste mystique ambassadeur de la Mauritanie à Bonn et à Paris et ministre d’État au cœur du Sénégal — n’a pas seulement habité le siècle ; il l’a renseigné.
Ce que l’histoire retiendra, si elle a encore des oreilles, c’est qu’entre la Mauritanie et le Sénégal, il n’y a jamais eu de césure. Car on ne rompt pas avec sa lignée. Le fleuve, dans son calme apparent, transporte plus que de l’eau : il charroie des lignées, des sagesses, des palpitations communes. Il est l’aorte d’une civilisation partagée, où les frontières n’ont jamais pu trancher le nerf de l’âme.
Une fraternité qui précède l’alphabet…
On évoque parfois la lettre de Mohamed Aly Chérif à Senghor comme un moment d’affirmation souveraine. Oui, ce fut une plume ferme, juridique, souveraine, historique. Mais croire que cette lettre a rompu le lien, c’est ne rien comprendre ni à l’intelligence de Senghor, ni à l’élégance de Moktar, ni à la complexité poétique de l’Afrique de l’Ouest. Car cette correspondance fut un échange entre deux esprits élevés, pas une scission entre deux peuples. Entre eux, la politique n’a jamais entamé la culture, ni la diplomatie la parenté. Le lien est plus fort que la forme, plus enraciné que le papier. Il est soufi, culinaire, onomastique, musical. Il est de sang et d’encre mêlés. Les Touré en sont la preuve incarnée.
Mamadou Racine Touré : Le diplomate-passeur
Brillant, éduqué dans l’ombre de Moktar Ould Daddah, son ami de jeunesse, Mamadou Racine fut tout sauf un simple ambassadeur. À Bonn, il ne représentait pas seulement la Mauritanie ; il la construisait dans l’imaginaire européen. Il en était l’éclaireur, l’architecte discret de la coopération bilatérale et multilatérale. Grâce à lui, la Mauritanie se hissa, sans fanfare, dans le radar de la jeune Communauté économique européenne. Il n’eut pas besoin de pancartes : sa pensée suffisait. Le regard des chancelleries allemandes, dit-on, changeait dès qu’il entrait dans la pièce. Il ne s’exprimait pas fort, mais sa pensée portait.
Mamoudou Touré : Le ministre philosophe
Il est rare qu’un ministre des Finances incarne la rigueur et la foi, l’intelligence froide et la sagesse chaude. Mamoudou Touré, sénégalais par fonction, mauritanien par souche, africain par conviction, fut de ceux-là. Il gérait des budgets à plusieurs zéros et méditait entre deux prières. Il fut ministre sous Abdou Diouf, en pleine tension sénégalo-mauritanienne. Pourtant, jamais il ne coupa le fil. Il parlait régulièrement avec l’élite mauritanienne, non par nostalgie, mais par loyauté naturelle à ses origines.
Je me souviens : en 1997, nous étions trois, réunis dans la maison paisible de Mamoudou Touré, à Ngor dans la banlieue de Dakar, alors qu’un chef d’État africain inaugure sa villa tapageuse, il observe le même homme entrer à la nouvelle mosquée sans ôter ses chaussures. L’un de ses amis s’indigne. Mamoudou, répond :
– « Ses chaussures sont plus propres que lui. »
Un autre jour, cinq jeunes cadres lui présentent leurs CV. Il les écoute, puis tranche :
– « Les diplômes c’est bien, mais il faut faire l’école de la vie. »
Il ne parlait pas d’université. Il parlait d’humanité.
On comprend dès lors pourquoi Mohamed Maouloud Ould Daddah appelait certains de ses contemporains « les victimes de l’alphabétisation ». Cette formule, aussi cruelle que lumineuse, décrit cette génération d’intellectuels fabriqués à la va-vite, porteurs de diplômes mais pas de densité. Ceux qui confondent brillance et bruit. Qui savent aligner des mots mais ne peuvent soutenir un silence. Ces hommes du verbe creux face aux géants du sens. Les Touré, eux, ne jouaient pas aux intellectuels. Ils l’étaient.
Le fleuve, la foi, la finesse…
Que l’on ne s’y trompe pas : ce texte n’est pas une éloge funèbre. C’est un rappel. Le fleuve Sénégal n’a jamais séparé. Il a fécondé. Il a porté le thé, le chapelet, les poèmes, les griots et les traités. Il a baigné les jambes de Saint-Louis et rafraîchi les mémoires de Kaédi.
Là où les frontières administratives échouent, le soufisme unifie. Les Kane, les Touré, les Ba, les Diallo, les Lo, les Sy — autant de noms enracinés des deux côtés, qui font mentir les géographes mais réjouissent les anthropologues.
Aujourd’hui, alors que la pensée s’effiloche dans les brumes des réseaux sociaux et que les pseudo-savants hurlent plus qu’ils ne pensent, il faut redonner aux figures comme les Touré la place qu’ils méritent. Non pas une statue — il les aurait refusées. Mais une mémoire vivante. Une pensée qui irrigue. Une sagesse qui guide. Car l’Afrique ne manque pas de richesses. Elle manque d’héritiers.
Qu’Allah accorde à Mamoudou Touré Sa Miséricorde, et fasse de ses œuvres une lumière pour ceux qui, encore aujourd’hui, cherchent à conjuguer foi, savoir et loyauté. Et que les petits écrivent encore sur les grands, tant qu’il reste de l’encre et des raisons de se souvenir.
Mohamed Ould Echriv Echriv
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