Yambo Ouologuem, « La Blessure » et les cicatrices

Afrique XXI  – Documentaire · Au printemps 1972 était lancée l’accusation de plagiat à l’encontre du Devoir de violence, roman de Yambo Ouologuem, Prix Renaudot 1968. Le journaliste Kalidou Sy consacre un documentaire au traumatisme qu’a représenté ce « scandale » pour le jeune écrivain malien. Une « blessure » dont les cicatrices sont encore apparentes aujourd’hui dans le monde culturel occidental et africain.

À l’automne 1968, le prix Renaudot est accordé pour la première de son histoire à un roman africain : Le Devoir de violence, du Malien Yambo Ouologuem. Le livre connaît un succès critique et public important. Il est traduit dans plusieurs pays étrangers, dont les États-Unis. En 1972, venu de Londres, un scandale éclate. Ouologuem est accusé de plagiat à l’égard de l’écrivain britannique à succès Graham Greene. Le feu s’étend en France, où sont révélées d’autres reprises de textes, d’André Schwarz-Bart, Maupassant, Lautréamont et d’autres encore. Après avoir connu le succès critique, mondain (à Paris et à New York) et public, Yambo Ouologuem est voué aux gémonies.

C’est le parcours de cet homme, depuis sa naissance d’enfant unique dans une famille dogon (centre du Mali) de niveau social et culturel élevé, puis sa gloire dans les grandes capitales européennes et nord-américaines, jusqu’à sa chute infamante et son retrait définitif au Mali que raconte avec clarté, sensibilité et distance le documentaire du journaliste Kalidou Sy (France 24, TV5, également contributeur à Afrique XXI) produit par Élever la voix, bientôt diffusé sur TV5 Monde Afrique et à juste titre intitulé La Blessure.

Le documentaire commence et est rythmé par les interventions d’un griot et de sa kora sur fond du fleuve Niger. Une touche exotique agréable, sinon magique, pour les Occidentaux mais authentique pour les Maliens. C’est un des mérites du film d’enraciner le personnage de Ouologuem dans sa terre natale. Une des lignes les plus pertinentes d’une réflexion sur l’auteur est en effet ce rapport entre l’enracinement et son éloignement pendant toutes les années parisiennes, sa tentative d’universalisation avant le rappel brutal de ses origines et la réinscription radicale de l’intellectuel cosmopolite dans ses traditions. Sur ces sujets, Kalidou Sy interroge des témoins et ses proches, sa veuve, son plus jeune fils et des connaissances qui se sont, d’une certaine manière, réapproprié le fils prodigue, sinon égaré.

Il ne sort plus qu’à la nuit tombée, habillé de noir

Mais avant ce retour, il y a eu l’aventure. Une sorte de conquête – à l’envers de la colonisation territoriale et culturelle – par un chevalier flamboyant, stylo en étendard, du territoire culturel européen, français en particulier et de sa capitale, Paris. À l’aide du témoignage d’Anne Tromelin, éditrice de trois romans1 de Yambo Ouologuem, qui s’est rarement exprimée, et de celui de Fanta-Taga Tembely, cousine de ce dernier qui vit en France, La Blessure décrit le succès de Ouologuem dans le monde littéraire, vite élargi à la bourgeoisie française. Un succès dû au prix Renaudot mais aussi à sa brillance intellectuelle, sa superbe et son charme. Ouologuem est alors un dandy qui, bientôt, conquerra New York et les milieux lettrés nord-américains. L’homme porte beau et parle brillamment tant en français qu’en anglais. Les archives reproduites dans le film de Kalidou Sy le montrent élégant, une cigarette au bout des doigts, maniant l’argutie et la provocation comme un escrimeur le fleuret moucheté.

© Youssef Daoudi
© Youssef Daoudi

Surgit alors, venu de l’autre bout du monde, l’article d’un jeune étudiant australien qui tombe dans les mains d’un chercheur états-unien et aboutit dans la prestigieuse revue britannique, le Times Literary Supplement : Yambo Ouologuem a « copié » des passages de It’s a Battlefied (Heinemann, 1934), de Graham Greene. L’accusation s’étend comme une traînée de poudre : la presse française dénonce les « démarcages » à l’égard de Greene mais aussi de Schwarz-Bart. Pour Ouologuem, c’est le début de la chute, d’autant plus vertigineuse que son ascension avait été fulgurante.

Et lui, l’enfant unique que son père, inspecteur académique, a envoyé étudier en France, lui le jeune Africain qui a suivi le parcours d’élite des meilleurs étudiants français (classes préparatoires, École normale supérieure, licence d’anglais et études de sociologie) se retrouve banni du monde qui lui avait ouvert ses portes, jeté, en somme, à la rue où, honteux, dit Fanta Tembely, il ne sort plus qu’à la nuit tombée, habillé de noir. Il perd ses nerfs : un document (non présent dans le film2) atteste de son interpellation par la police lors d’une incartade, et plusieurs témoignages, dont celui de son fils Ambibé, rapportent une hospitalisation en milieu psychiatrique. Ouologuem est brisé : la blessure dont parle Kalidou Sy est quasi mortelle.

« Le plagiat est une réplique à la domination coloniale »

Cette période dans le tunnel, ce climat sombre, comme d’autres sur lesquels on possède peu d’images, Kalidou Sy les évoque à l’aide du dessin de Youssef Daoudi : dans des tonalités alliant souvent le rouge et le noir, le clair et l’obscur, Yambo resurgit au fil des années et c’est une des originalités du film de redonner, paradoxalement, ainsi chair à celui qui, au fil du temps, est devenu une ombre nimbée de mystère, un fantôme qui hante l’histoire littéraire et les rapports tendus, jamais clarifiés, entre une Afrique qui réclame sa place légitime dans l’Olympe littéraire et une Europe, en particulier une France, qui n’a jamais soldé ses comptes à l’égard de ses anciennes colonies, ni fait le deuil de la perte de sa place centrale dans ce sommet des anciens dieux.

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Jean-Pierre Orban

Écrivain et chercheur, auteur de « Livre-culte, livre maudit : Histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem »

 

 

 

Source : Afrique XXI  – (Le 13 juin 2025)

 

 

 

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