
Le Soleil – Deux fois sacrée Meilleure Élève du Sénégal, Diary Sow aurait pu s’abandonner tout entière à la rigueur mathématique et aux certitudes scientifiques. Pourtant, c’est dans les méandres du verbe qu’elle a choisi de s’égarer pour mieux se retrouver. À travers « Sous le visage d’un ange » et « Je Pars », elle trace une œuvre intime et exigeante, où l’absence, le silence et la quête de soi dessinent les lignes secrètes d’une génération en mouvement.
Le Soleil : Diary, si vous deviez fermer les yeux un instant, quels paysages, quels visages vous reviendraient de votre enfance ?
Je verrais d’abord le mouvement lent de ma grand-mère balayant la cour, comme si elle effaçait le temps. Ma mère, impériale, pour qui la propreté, la tenue, la discipline comptaient tellement. Et bien sûr, le sourire de mon père, son bras auquel je m’agrippais dans la rue, et sa façon rare de traverser le monde, avec cette paix dans les gestes. Je reverrais aussi la maison de Fall, mon amie d’enfance, ses étages dressés vers le ciel, paupières levées sur un futur en friche, que nos yeux d’enfants pressentaient sans pouvoir le nommer ; mes pieds nus sur le ciment brut, mes cheveux ornés de perles multicolores avant que ma mère ne les rase, pour que la beauté repousse plus forte encore ; mes robes roses comme des promesses de joie ; les mocassins de cuir que je portais avec résignation, chaque matin vers la maternelle.
Je me rappelle l’odeur sucrée et chaude des mangues ; la couette rouge de décembre, refuge de tendresse, qui conservait toute l’année le parfum des matins heureux. Les taquineries de mes frères, et moi, la sœur agacée nouant son pagne comme les autres, prête à fuir le Kankurang. Le regard d’un gamin timide devant moi, cette brûlure douce du premier émoi, puis le visage figé de Boundow, petite étoile tombée trop tôt dans un puits, et les femmes qui prient, le front au sol, comme pour ensevelir leurs secrets.
Le Soleil : Que reste-t-il en vous de ces premiers mondes silencieux où l’on apprend à regarder, à rêver, à espérer ?
Un bonheur profond, intact, comme un battement secret que rien n’altère. J’ai eu une enfance aimée, enveloppée de gestes tendres, et pourtant, cette douceur est veillée par une nostalgie douloureuse : celle d’un père perdu. Alors je retourne souvent là-bas, dans ces souvenirs, pour retrouver sa voix, son rire, son ombre qui veille. Il reste aussi une forme d’inquiétude, une lucidité précoce. Très jeune, j’ai perçu ce que beaucoup choisissaient d’ignorer.
Des silences trop lourds pour être innocents, des gestes minuscules mais porteurs d’injustice, des déséquilibres si discrets qu’ils passaient inaperçus. Mes questions, mes mots, provoquaient le malaise, parfois le rire, comme ce jour en CE1, où j’ai lu à voix haute que mon père faisait le petit déjeuner pendant que ma mère dormait, et le maître s’est mis à rire, il y avait chez lui un étonnement presque moqueur. J’ai compris alors que certaines vérités ne se disaient pas, ou pas encore, et surtout pas dans une rédaction scolaire.
Le Soleil : Très jeune, l’école est devenue pour vous un lieu d’accomplissement. Quel lien intime entreteniez-vous avec le savoir, avec ce désir d’apprendre ? Était-ce une vocation naturelle ou un besoin vital ?
Vocation ou besoin, je ne saurais dire. Ce que je sais, c’est que tout a commencé en Cp, à Saint-Eugène de Mazenod, aux Parcelles Assainies, où quelque chose en moi s’est noué au savoir, sans que je le réalise encore. J’étais « la nouvelle ». Une petite silhouette glissée dans une classe déjà scellée. Madame Ndour connaissait presque tous les prénoms par cœur, elle les avait façonnés l’année d’avant. Moi, j’arrivais d’ailleurs, de Mbour, et me sentais un peu à côté du tableau. Lors de la première composition, j’ai été classée deuxième. Deuxième. Je ne comprenais pas.
J’étais la première à lever la main, toujours prête à répondre, à devancer le silence avec cette rage douce qu’on ne devine pas chez les enfants. Je savais déjà bien lire et écrire, grâce à mon père ; chaque soir, on révisait ensemble, et j’y allais avec une ardeur particulière, parce que je comprenais vite, peut-être aussi parce que, très tôt, j’y avais mis tout mon cœur.
Quand j’ai vu le classement, je me suis jetée en pleurs dans les bras de mon père. J’étais persuadée qu’il y avait une erreur. Il m’a serrée fort et a déclaré : « On va faire un pacte. » Ce regard, ce battement d’âme, cet accord secret entre une petite fille et son héros a changé le cours de ma vie. Après ça, je ramenais les bulletins comme d’autres ramènent des victoires de guerre. Je les lui tendais comme on tend un trésor, avec cette impatience sacrée dans le ventre : « Papa, je suis encore la première ! » Il riait, me faisait tournoyer dans ses bras. Il disait que j’étais unique. Un génie en miniature. « Cette petite est exceptionnelle ! » Je vivais pour cette phrase. Pour ce regard. J’aurais traversé le feu pour ça. Il ne savait pas que ce pacte-là, je le signerais de toute mon enfance. Que chacun de mes pas porterait en filigrane ce serment muet : ne jamais décevoir.
Le Soleil : Sacrée deux fois Meilleure Élève du Sénégal, vous êtes devenue très tôt un symbole d’excellence. Avec le recul, comment vivez-vous cette image projetée sur vous ? Y a-t-il eu un poids, ou au contraire une force dans ce regard collectif posé sur votre parcours ?
À l’époque, je n’y pensais pas vraiment ; j’étais dans l’effort. « Bien travailler » était devenu une seconde nature. Enfant, puis adolescent, on cherche une forme de singularité, un territoire propre, moi, j’étais « la première de la classe », celle qui faisait les devoirs sans bavure. Ce rôle me collait à la peau, et étrangement, il me convenait. Il me protégeait aussi. C’est que l’école était un endroit assez spécial : structuré, prévisible, régi par des lois claires, à l’opposé de la maison, de la vie, des émotions ; il y avait là une rigueur rassurante, un ordre dans lequel je pouvais me loger, me contenir. J’y trouvais un pouvoir : celui de maîtriser ; plus je réussissais, plus je voulais réussir, et cette spirale d’excellence me tenait debout. Mon père disait : « Travaille bien et tu réussiras », cela suffisait à définir une direction ; ma mère, elle, se levait tôt, rentrait tard, se battait pour que ses enfants fréquentent les meilleures écoles.
Alors, avoir de bonnes notes, c’était la moindre des choses. Un remerciement silencieux. Une manière d’être à la hauteur. Et puis très tôt, j’ai compris qu’être studieuse m’offrait non seulement l’estime des parents, mais aussi le respect des enseignants et une forme de considération de mes camarades. J’ai fini par me dire que papa avait raison. À cause de tout cela, ce titre, ce symbole de « meilleure élève », qui était à la fois une reconnaissance et une mise en vitrine, je ne l’ai pas vécu comme un poids. Mon moteur était intérieur, viscéral : je voulais plaire à mon père avant tout, mieux, je voulais aller loin, pour lui, parce que j’étais « sa petite fille exceptionnelle ».
Le Soleil : Votre cheminement scientifique a imposé la rigueur, l’endurance, l’exactitude. Ces vertus façonnent-elles aujourd’hui votre rapport à l’écriture, où l’intuition côtoie la précision ?
Dans mes carnets, les équations côtoient les chuchotements d’Anta à son fils Karim ; une formule de physique voisine une scène de tendresse ou un éclat de colère ; je gribouille une intégrale en marge d’un dialogue. Je navigue entre les langages comme entre deux respirations, sans fracture, portée par le même souffle. Je n’écris pas comme on construit une démonstration. Je trace, j’efface, je rature, je reprends. L’intuition mène la danse, je n’attends pas la perfection, je cherche le vrai, et pourtant, quelque chose de cette rigueur scientifique infuse mon écriture, dans la patience, dans le travail du mot juste, dans la structure invisible qui soutient le chaos.
Le Soleil : Avant même d’écrire vos premiers textes, étiez-vous déjà, en secret, une « chercheuse d’absolu », traquant dans les livres et les équations un sens plus vaste ?
Oui, je crois que je cherchais déjà quelque chose. J’ignore si on naît « chercheuse d’absolu », mais il y avait en moi un besoin aigu de nommer. Dans les livres, je cherchais des phrases qui me touchaient, même quand je ne savais pas encore pourquoi. Je tournais les pages en espérant y trouver des signes, des échos, une langue capable de dire. Dans les équations, c’était autre chose : un apaisement. Pas besoin de dire, le monde s’ordonne de lui-même. Je me rappelle ce devoir de philosophie en terminale, le sujet portait sur la vérité ; certains griffonnaient des plans appris par cœur, moi, j’ai senti une secousse : cette question-là me parlait, comme si elle posait, à mon insu, les mots sur un vertige que je connaissais depuis l’enfance. Alors j’ai voulu écrire vrai. Pas aligner des citations, pas réciter les auteurs, mais chercher. Gratter. Tenter de dire ce que je sentais au fond. J’ai rédigé une première version : structurée, claire, conforme.
Mais en relisant, j’ai réalisé que ce n’était pas moi. C’était poli, brillant peut-être, mais creux. Alors, dans un élan un peu fou, j’ai tout repris. J’ai écrit un texte plus fiévreux, plus risqué, plus habité ; je parlais de mes lectures personnelles, des silences pleins de sens, de cette sensation d’incomplétude qui m’empêchait parfois de dormir. J’ai eu 9. Le professeur a noté en marge quelque chose comme : «Trop loin du cadre attendu. Reprendre les références. » Sur le moment, j’étais déçue, blessée, même, mais je n’éprouvais aucun regret. Peut-être qu’on devient « chercheuse d’absolu » comme ça. Quand on préfère la clarté intérieure au consensus extérieur. Quand on sacrifie le 18 pour rester fidèle à ce qu’on sait être juste, même confusément.
Propos recueillis par Ahmadou Kébé
Source : Le Soleil (Sénégal)
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com