France – Dans la vie, un rien m’agace et tout m’énerve !

Ma capacité d'indignation est telle que je passe mes journées à vitupérer dans le vide.

Slate – J’ignore comment mon cerveau fonctionne, mais je soupçonne fort qu’il existe, au niveau de mes terminaisons nerveuses, un mauvais embranchement prompt à faire bouillir mon sang. Un rien m’agace, tout m’énerve, je suis continuellement sur la brèche, à deux doigts de me rompre, comme si je ressentais la vie comme une perpétuelle injure, une atteinte à mon intégrité morale.

Dès le matin, la lecture des journaux me plonge dans un état d’exaspération proche du désespoir. Les guerres partout, les ragots sur les célébrités, les déclarations à l’emporte-pièce de responsables politiques aux indignations feintes, le ballet des nouvelles aussi vaines que creuses, les conseils santé, les tribunes rédigées par des universitaires peu scrupuleux, les prévisions météo, les résultats sportifs de la veille, tout contribue à exacerber ma mauvaise humeur.

Je grogne, je vitupère, je tempête, je grommelle des jurons qui finissent en insanités. Comment est-il possible que l’humanité, après tant de siècles, macère encore dans la même stupidité ? Comment se débrouille-t-elle pour que génération après génération, elle continue à offrir le désolant spectacle de pays qui se battent comme des chiffonniers pour un malheureux bout de territoire ? Faut-il vraiment que les humains s’ennuient pour se lancer dans des guerres où il n’y a rien à gagner, si ce n’est le déshonneur et la perte de milliers d’innocents?

Si, dans les domaines de la science et de la médecine, nous avons accompli quelques progrès, le reste, tout le reste, laisse à désirer. Nous n’apprenons rien de rien. Nous sommes à l’origine de nos propres malheurs, victimes d’une paresse de l’esprit qui nous amène à prendre encore et toujours les mauvaises décisions. Nos envies sont mesquines, nous jalousons notre voisin, nous nous endettons pour acquérir des biens de consommation dont nous n’avons nul besoin. Nous encrassons la planète, nous acceptons que des millions d’animaux meurent chaque jour dans des conditions atroces, juste pour apaiser notre désir de chair morte.

Oui, tout m’énerve! Écrire cette chronique m’énerve. Jouer aux échecs m’énerve. Ne rester à rien faire m’énerve. Les gens m’énervent. Le monde entier m’énerve. Je m’énerve.

Nous nous passionnons pour des choses parfaitement inutiles, d’une futilité sans nom. Nous avons renoncé à tout effort intellectuel pour nous vautrer dans une société du divertissement où n’importe quel pingouin peut prétendre à son quart d’heure de célébrité en réalisant un exploit si retentissant qu’aussitôt accompli, on l’aura déjà oublié. Sur les réseaux sociaux, on s’échange des petites phrases avec la certitude du philosophe qui n’aurait jamais ouvert un livre de sa vie. Dans le métro, des hordes de passagers s’absorbent dans la contemplation effrénée de vidéos aux contenus si vides qu’arrivés au bout de leur trajet, leur cerveau doit ressembler à un grouillement de marmelade avariée.

Évidemment que tout m’énerve ! Quand je finis par sortir, je manque de me faire écraser par une voiture qui aura confondu un passage piéton avec un toboggan de fête foraine. Des vélos me foncent dessus comme si j’étais l’homme invisible. Des piétons marchent comme des zombies, d’autres parlent à tue-tête avec le monde entier, une trottinette cherche à m’amputer d’une jambe. À la Poste, on fait la queue pour récupérer des colis qui contiennent la vaste cosmologie de la connerie humaine poussée à son incandescence la plus absolue, de la râpe destinée à éplucher un pamplemousse au distributeur de shampoing pour chat.

Au supermarché, on vend des avocats venus d’Afrique du Sud, de la tomate péruvienne, du concombre argentin, du houmous fabriqué en Irlande, de la morue conditionnée sur la Lune, des plats préparés appétissants comme des carcasses d’éléphants chauffées au soleil, des gâteaux gras comme de la vaseline, des crêpes congelées au Nutella, des pains au chocolat qui ressemblent à des chiures de pigeons. De la bouffe partout, comme le cauchemar d’un monde qui aurait perdu le sens de la mesure.

 

 

Laurent Sagalovitsch

 

 

 

Source : Slate (France) – Le 30 mai 2025

 

 

 

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