Le Derby des Sables / Par Elbane Hamady

C’était un samedi, la ville toute entière retenait son souffle sous une chaleur étouffante.

C’était le jour du grand match de foot opposant l’équipe d’Aioun à celle de Nioro du Sahel, au Mali.

Un match pas comme les autres : le derby transfrontalier, épicé de rivalité, de fierté… et de piments de Nioro – ces petits démons rouges qu’on disait capables de réveiller un mort ou d’assommer un buffle.

Le terrain ? Un rectangle sablonneux tracé à la main adjacent à l’immense camp militaire d’Aioun.

Deux cages en bois, des pierres pour les lignes, et au centre, un cercle d’enfants pieds nus, tapant dans des ballons imaginaires.

Les youyous fusaient déjà, les tam-tams résonnaient, et une odeur de thé à la menthe et de sueur mélangées planait sur la foule.

L’équipe de Nioro était arrivée la veille, dans un vieux minibus sans vitres, chargé à bloc de valises, de cabas… et d’un coq attaché sur le toit. Officiellement, il servait à réveiller les joueurs. Officieusement, il appartenait à Tobol, le célèbre sorcier de Nioro, et portait un nom : Salif.

Tobol, reconnaissable à sa tunique indigo et ses grigris cliquetants, avait annoncé la victoire dès la frontière :

– « Les yeux du bouc sont avec nous ! »

Personne ne comprit vraiment, mais on hocha la tête. Surtout parce qu’il portait une vraie paire d’yeux de bouc dans une petite fiole suspendue à son cou.

Le public s’amassa. composé de voisins, de cousins, d’écoliers en congé, et même d’un infirmier venu “juste au cas où”, était installé à l’ombre improbable d’un muret.

On entendait déjà des youyous stridents ponctuer chaque passe réussie lors de l’échauffement. Des femmes en faisaient tournoyer leurs bracelets, provoquant un joyeux froufrou de perles et de tissus.

Les enfants, pieds nus, couraient autour du terrain, mimant des tirs et des tacles dignes de la coupe d’Afrique des nations. Et au centre, un vieil instituteur désigné arbitre tentait de se rappeler les règles du hors-jeu.

Coup d’envoi.

Le match fut explosif. Littéralement. Dès la 7e minute, un joueur d’Aioun s’effondra en se frottant les yeux :

– « Les piments ! Y’avait des piments sur le ballon ! »

Tobol, impassible, souriait mystérieusement.

– « Ce n’est pas de la triche, c’est de la stratégie culinaire. »

À la mi-temps, le score était toujours nul, mais cinq joueurs pleuraient, deux se grattaient, et le coq avait tenté d’attaquer l’arbitre.

Au retour des vestiaires, l’équipe d’Aioun revint transfigurée. Le gardien, yeux révulsés, brandissait une à amulette comme un trophée.

Leur marabout, piqué par l’orgueil, avait décidé d’agir. Il avait plongé un calame dans une encre de poudre de charbon de bois et de gomme arabique diluées dans du lait de chamelle, invoqué trois ancêtres, et dessiné sa formule magique sur un bout de papier qu’il a soigneusement consigné dans une petite amulette de cuir jauni par le temps.

À la 85e minute, Aioun marqua. Un but splendide, du talon, dans la lucarne gauche. Le public explosa de joie. Youyous, cris, le tam-tam déchaîné. Le coq faillit s’évanouir.

Mais alors que les joueurs d’Aioun dansaient déjà la victoire, Tobol s’avança sur le terrain.

Il leva les bras, prononça une incantation incompréhensible, lança un grigri en direction du but… et soudain, le ballon s’arrêta de rouler. Tout seul. À plat. Comme vidé de son âme.

Silence général.

Puis un BOUM énorme fit vibrer la terre.

Les joueurs s’arrêtèrent net. Le ballon rebondit une dernière fois… puis disparut.

Disparut littéralement.

Un cratère s’était formé à l’endroit exact où le ballon avait atterri. Le silence se fit.

Puis Salif le coq poussa un “cocorico” parfaitement incongru.

Les spectateurs reculèrent prudemment. L’arbitre se gratta la tête, s’approcha, regarda le ballon et dit, penaud :

– « Heu… c’est pas un ballon. C’est une boule d’épices compressées. Avec du piment. »

Un vrai feu d’artifice ces épices et piments de Nioro du Sahel.

L’arbitre, blême, annonça :

– « Bon… match nul. On le rejouera… à l’école, cette fois-ci ce sera avec un vrai référentiel bondissant. »

Et depuis ce jour, on dit que les matchs Aioun-Nioro sont les seuls au monde où marquer un but peut littéralement faire exploser le score.

 

 

Elbane Hamady

 

 

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