La Cour pénale spécialisée en Mauritanie : un dispositif prometteur, mais encore loin d’une justice effective pour les victimes d’esclavage et de traite

Initiatives NewsDans un article récemment publié, le président de la Cour pénale spécialisée dans la lutte contre l’esclavage, la traite des personnes et le trafic illicite de migrants en Mauritanie, Sidi Mohamed Cheina, dresse un bilan optimiste après cinq mois d’activité de cette juridiction créée par la loi n°039/2024. Il évoque des résultats satisfaisants, l’indépendance des décisions judiciaires, et la reconnaissance de partenaires internationaux comme les États-Unis, la France ou l’Espagne.

Mais derrière cette présentation flatteuse, une analyse plus rigoureuse et documentée révèle une réalité contrastée, marquée par des limites structurelles, une opacité institutionnelle, et une fragilité persistante de l’accès à la justice pour les victimes, notamment celles issues des Communautés discriminées sur la base du travail et de l’ascendance (CDWD).

Une communication axée sur la migration, pas sur la justice

Le chiffre mis en avant 30 000 candidats à l’émigration clandestine arrêtés concerne avant tout la coopération sécuritaire et migratoire, non les objectifs centraux de la Cour en matière de lutte contre l’esclavage et la traite. Cette donnée reflète surtout les attentes des partenaires européens et nord-américains dans le cadre de la gestion externalisée des frontières, mais elle ne dit rien de l’état de la justice pour les victimes de crimes esclavagistes.

Or, la Mauritanie reste l’un des pays au monde avec le plus haut taux d’esclavage moderne, selon le Global Slavery Index 2023 publié par Walk Free. On y recense environ 149 000 personnes vivant dans des conditions d’esclavage, soit 1 habitant sur 25. Ces chiffres sont corroborés par les rapports de la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage, qui rappellent l’existence d’un esclavage héréditaire toujours pratiqué dans plusieurs régions du pays.

Une justice spécialisée mais peu transparente

La Cour spécialisée est une innovation juridictionnelle dans l’espace sahélo-saharien. Mais aucune donnée publique à ce jour ne permet d’évaluer le nombre d’affaires traitées, les condamnations prononcées, ni le profil des victimes concernées. L’absence d’un rapport annuel accessible, contrairement à ce que prévoient les bonnes pratiques internationales (voir : United Nations Office on Drugs and Crime, Judicial Monitoring Guidelines), nuit à la crédibilité de l’institution.

Selon les données recueillies par l’Association des Femmes Chefs de Famille (AFCF), entre 2016 et 2023, moins de 5 condamnations pour esclavage ont été prononcées, alors que plus de 200 plaintes ont été enregistrées. SOS Esclaves confirme que la majorité des dossiers sont classés sans suite, ou réqualifiés en délits mineurs. Quant à IRA-Mauritanie, elle documente plusieurs cas où des victimes ou leurs représentants ont été intimidés, arrêtés ou emprisonnés, notamment dans les wilayas du sud, pour avoir dénoncé publiquement des faits d’esclavage héréditaire.

Une indépendance proclamée mais pas garantie

Dans son article, le président de la Cour insiste sur l’indépendance des juges, mais aucun mécanisme de nomination indépendant ni de contrôle démocratique n’est mentionné. La proximité entre les autorités judiciaires et l’exécutif reste un obstacle majeur à l’autonomie réelle du pouvoir judiciaire en Mauritanie, comme le soulignent les observations finales du Comité des droits de l’homme des Nations unies (2023).

De plus, l’absence d’un corps spécialisé d’assistance juridique aux victimes rend l’accès à la Cour difficile pour les communautés les plus vulnérables. Les CDWD, en particulier les femmes et les enfants, sont souvent analphabètes, socialement marginalisés, et craignent des représailles pour avoir porté plainte.

L’international comme levier… mais aussi comme pression

Le soutien de certains États partenaires, comme les États-Unis, est certes utile. Le Trafficking in Persons Report 2023 du Département d’État américain place la Mauritanie en niveau 2 sous surveillance, indiquant que si des efforts sont faits, ils restent insuffisants pour répondre pleinement aux normes minimales. Le rapport note en particulier que « les autorités n’ont pas suffisamment poursuivi ou condamné des trafiquants, notamment dans des cas d’esclavage héréditaire et de travail forcé. »

Le risque est grand que la Cour devienne un instrument de communication diplomatique, utilisé pour satisfaire les attentes extérieures en matière migratoire, plutôt qu’un véritable vecteur de réparation et de transformation sociale au service des victimes mauritaniennes.

Pour une justice réelle, pas symbolique

La création de la Cour spécialisée est une étape importante, mais elle ne saurait suffire. Elle ne pourra remplir son mandat que si :Des rapports publics et détaillés sont publiés régulièrement (affaires traitées, jugements, réparations) ;Une assistance judiciaire gratuite et spécialisée est instituée pour les victimes d’esclavage et de traite ;Un mécanisme indépendant de nomination et d’évaluation des juges est mis en place ;Un fonds d’indemnisation des victimes est créé, comme le recommandent plusieurs organismes onusiens ;La société civile et les victimes sont impliquées dans le suivi des actions de la Cour.

Conclusion

La Mauritanie dispose aujourd’hui d’un outil judiciaire inédit dans la région. Mais ce potentiel reste largement sous-exploité. Il ne suffira pas d’arrêter des migrants pour prouver l’efficacité d’une Cour spécialisée. Il faudra rendre justice aux victimes, briser l’impunité, et restaurer la dignité humaine des CDWD. Seule une approche fondée sur la vérité, la transparence et les droits humains permettra de transformer cette promesse juridique en avancée historique.

 

 

 

Cheikh Sidati Hamadi
Expert senior en droits des CDWD, essayiste, chercheur associé

 

 

 

Source : Initiatives News (Mauritanie) – Le 19 mai 2025

 

 

 

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