
– Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, intervient régulièrement devant les plus hautes juridictions françaises et européennes en défense des libertés fondamentales. Il est l’auteur de Menace sur l’Etat de droit (Allary Editions, 242 pages, 20,90 euros).
Pourquoi estimez-vous que les démocraties libérales sont plus fragiles qu’on ne le croit ?
Ce qui arrive aux Etats-Unis est un avertissement : c’est la démonstration parfaite que même les démocraties les mieux installées sont susceptibles d’être dévitalisées par un leader populiste. Donald Trump donne à voir à quelle vitesse un Etat de droit peut être déconstruit. Cela passe par l’application de techniques déjà éprouvées dans d’autres démocraties illibérales, comme la Hongrie ou la Pologne. A chaque fois, un leader ou un parti, élu de façon parfaitement démocratique, déverrouille l’ensemble des contre-pouvoirs. Cette forme de gouvernement autoritaire se donne l’apparence de la démocratie et s’éloigne systématiquement de l’Etat de droit, c’est-à-dire d’un régime respectueux des libertés – la liberté d’aller et venir, la liberté d’expression, le droit à un procès équitable…
En France aussi, l’Etat de droit est devenu une cible. Pourquoi ?
Il existe clairement, en France, une tentation populiste de remise en cause de l’Etat de droit, comme partout en Europe. Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur, a été jusqu’à estimer [le 8 février, dans Le Journal du dimanche] que l’Etat de droit n’était « pas intangible, ni sacré » et qu’il y avait des règles de droit qui « entravent » le fonctionnement de l’Etat. Son prédécesseur, Gérald Darmanin, a régulièrement critiqué les décisions de justice et a même parfois passé outre. On a vu surtout, après la condamnation, le 31 mars, de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité de cinq ans, une levée de boucliers d’une partie significative de la classe politique, rejointe par l’internationale des leaders populistes – Donald Trump, Viktor Orban, Javier Milei…
Affaiblir l’Etat de droit, c’est d’abord critiquer la justice. Les dirigeants populistes – relayés par des médias souvent complaisants – prennent ainsi à témoin l’opinion publique pour opposer la légitimité des élus à la légitimité de ceux qui ont pour mission d’appliquer la loi. Cette tension entre le politique et le judiciaire sape l’Etat de droit. La menace qui pèse alors sur les juges n’est pas théorique, comme on l’a vu récemment avec l’arrestation d’une juge du Wisconsin qui s’opposait à la politique de Donald Trump. C’est un précédent gravissime, qui montre que les Etats-unis ont bien basculé dans l’illibéralisme.
Comment analysez-vous la menace populiste ?
La menace, c’est l’instrumentalisation d’une opposition entre le peuple et des élites qui accapareraient le pouvoir. Il y a un populisme de droite, incarné par le Rassemblement national (RN), qui entend représenter le peuple pour s’opposer aux élites technocratiques, intellectuelles, parisiennes. Il s’appuie sur un sentiment de déclassement, d’injustice, pour asseoir une mainmise conservatrice et autoritaire autour d’un discours national, souvent discriminatoire. Ce populisme de droite rejette la vision universaliste des droits de l’homme et part du principe que les droits doivent être garantis au bénéfice des seuls nationaux.
Il existe aussi un populisme de gauche qui oppose, lui, le peuple aux élites de l’argent, de l’oligarchie, de ceux qui accaparent les outils de production. Il n’est pas moins dangereux. L’exemple du Venezuela est assez manifeste : sous couvert de la volonté populaire ont été mis en place des mécanismes violents de contrainte. La France insoumise répond pour l’essentiel à cette définition du populisme de gauche, qu’il s’agisse de la grille de lecture adoptée par le parti, de la rhétorique de ses membres ou de la prépondérance de son leader.
Pour les populistes, l’Etat de droit, en particulier européen, apparaît comme un frein à la volonté souveraine du leader, présenté comme l’incarnation de celle du peuple. Et par voie de conséquence, ils entendent dévitaliser ses gardiens que sont d’un côté les juges, de l’autre les médias indépendants.
Vous soulignez l’existence d’une autre forme de populisme, plus opportuniste. Laquelle ?
Il y a effectivement un populisme de lâcheté, que l’on a malheureusement vu à l’œuvre lors des différents gouvernements des mandats d’Emmanuel Macron. Tout en s’y opposant, ces gouvernements ont été assez perméables aux discours des extrêmes. Des dirigeants appartenant au bloc républicain ont repris des marqueurs de la pensée d’extrême droite qu’ils ont en quelque sorte « blanchis ». Les peines planchers, par exemple, concept répressif populiste, sont régulièrement remises sur la table, ainsi que les interrogations sur les modes d’acquisition de la nationalité ou la suppression de la binationalité. Toutes ces idées introduites par l’extrême droite ont été envisagées ou reprises par des gouvernements dits républicains.
Quelles sont aujourd’hui les menaces qui pèsent sur l’Etat de droit ?
On ne s’en rend pas forcément compte, mais il existe des dispositifs législatifs qui sont utilisés aujourd’hui d’une façon démocratique et qui seraient susceptibles d’être dévoyés demain par un gouvernement populiste. Ainsi, les multiples outils de surveillance mis en place ces vingt dernières années contre la criminalité pourraient être instrumentalisés pour affaiblir les oppositions.
La liberté de la presse pourrait être restreinte, puisqu’il n’existe pas dans notre droit de garantie constitutionnelle du secret des sources. L’indépendance des médias pourrait aussi être remise en cause : le RN a déjà envisagé la privatisation de l’audiovisuel public, ce qui le mettrait à la merci de groupes privés proches du parti populiste au pouvoir.
L’intensification de la lutte contre l’immigration porterait en germe des atteintes aux droits de chacun. Dans toutes les démocraties illibérales, cette question revient systématiquement. Bruno Retailleau ouvre la voie, avec la volonté de massifier les expulsions d’étrangers et de remettre en cause les garanties de ceux qui sont présents sur le sol français, en dépit des droits reconnus par les conventions internationales. Un gouvernement populiste de droite ne manquerait pas de procéder à des expulsions de masse, quand bien même elles seraient illégales. Une méthode que Donald Trump a érigée en système sous le nom : « deport first, appeal later » [« expulser d’abord, faire appel ensuite »].
Source :
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com