Sénégal – Mia Guissé et le théâtre de la morale sélective

Le QuotidienLa censure au Sénégal a toujours opéré à géométrie variable. Elle frappe rarement les puissants, encore moins les hommes, mais s’abat avec rigueur dès qu’une femme sort du cadre jugé «convenable». Dans l’art, les médias ou l’espace public, cette censure se traduit souvent par une moralisation autoritaire, portée par des figures autoproclamées garantes des mœurs plus que par des institutions officielles. L’affaire Mia Guissé en est une illustration frappante.

Le 29 avril, l’artiste Mia Guissé a été convoquée par la Division spéciale de cybersécurité, après une plainte déposée par Mame Matar Guèye de l’Ong Jamra pour «atteinte aux bonnes mœurs», à la suite d’un concert à Somone. Pourtant, la chanson incriminée ne lui appartenait pas : il s’agissait d’un featuring avec l’artiste béninois Axel Merryl, intitulé «Titulaire». Le geste, tout comme la réplique, était déjà visible dans le clip original de la partie interprétée par Bass Thioung plusieurs mois auparavant. Et pourtant, c’est elle seule qu’on convoque. Parce qu’elle est visible, parce qu’elle est femme, parce qu’elle est sur scène.

Le contenu de la plainte, largement diffusé, semble davantage moral qu’objectivement juridique : on n’y défend pas tant la loi ; on cherche à museler une artiste. On parle de «slogans salaces», de «gestuelles perverses», d’«exhibitionnisme outrancier». La plainte transforme une performance musicale en péril pour la société, révélant ainsi un glissement du débat artistique vers une mise en accusation morale et personnelle.

Mame Matar Guèye est connu pour ses prises de position conservatrices. Il avait déjà interpellé Mia Guissé pour ses choix vestimentaires, dans ce qu’il qualifiait de «recadrage fraternel». Sa nouvelle plainte semble traduire une frustration personnelle de ne pas avoir vu ses conseils appliqués, plus qu’une réelle inquiétude juridique. En laissant entendre que si elle n’obéit pas, il la traînera devant les tribunaux, il entretient un rapport de contrôle qui dépasse la simple question de Droit. Une posture qui questionne : selon quelle légitimité ? Qui lui a confié le pouvoir d’imposer une ligne morale à toute une société ?

La scène artistique sénégalaise regorge de contenus provocateurs ou explicites, souvent portés par des hommes. De Pape Thiopet à ZBest, en passant par certains humoristes ou griots traditionnels, la vulgarité assumée y est omniprésente. Pourtant, les poursuites se font rares. Il existe même des danses et des chorégraphies masculines bien plus suggestives que ce qui a été reproché à Mia Guissé, sans que cela ne déclenche une plainte. Ce traitement différencié interroge sur un double standard évident : on condamne moins le contenu que la personne qui le porte.

Pendant ce temps, le pays est confronté à une recrudescence alarmante de violences sexuelles. En 2024, selon le rapport de la Police nationale, 217 personnes ont été déférées au Parquet pour viol, 80 pour viol et détournement de mineurs, neuf pour tentative de viol, six pour harcèlement, deux pour actes contre nature et un pour attentat à la pudeur. Et ces chiffres ne reflètent que la partie visible de l’iceberg tant l’omerta règne. Le silence, érigé en valeur morale sous le nom de «soutoura», masque les violences subies, particulièrement par les femmes et les enfants.

La situation à Keur Momar Sarr, dans le département de Louga, est révélatrice : sept fillettes y ont été victimes de viol en quelques mois seulement. Le dernier cas, celui d’une élève de six ans, A. Sy, violée en plein jour sur le chemin du retour de l’école, a bouleversé toute une communauté. L’agresseur, toujours en fuite, aurait même prélevé le sang de la victime, laissant penser à des pratiques mystiques. Ces drames auraient mérité l’attention et l’indignation de tout acteur engagé pour la morale publique. Mais aucune plainte de Jamra n’a été signalée dans ces cas. Pourquoi ?

Ce contraste entre la mobilisation contre une artiste et l’indifférence face aux agressions sexuelles graves révèle une hiérarchisation inquiétante des priorités. Pendant qu’on s’acharne sur Mia Guissé, la violence réelle continue de ravager des vies dans le silence et l’inaction. Cette obsession à faire de la prison une sanction pour des artistes évoque moins un souci de justice qu’un désir de contrôle social sur les femmes visibles et libres.

Le Code pénal sénégalais, notamment l’article 318 sur l’attentat à la pudeur, est souvent invoqué dans ces affaires. Pourtant, sa définition vague prête à toutes les interprétations : «Est punie d’un emprisonnement de deux mois à deux ans et d’une amende… toute personne qui aura commis un attentat à la pudeur, soit publiquement, soit non publiquement, mais avec violence.» Rien n’indique clairement qu’un refrain ou une gestuelle de scène entre dans ce champ. Et s’il y avait réellement atteinte à la pudeur, pourquoi ne pas saisir les organes compétents de régulation artistique ? Pourquoi cette volonté manifeste de passer directement par la voie pénale ?

Dans un Etat laïc comme le Sénégal, la loi ne devrait pas être instrumentalisée pour imposer une morale religieuse ou personnelle à toute la population. Beaucoup des valeurs brandies aujourd’hui comme sénégalaises sont en réalité des normes héritées du colonialisme, introduites pour contrôler les corps, les tenues et les expressions artistiques. Cette vision rétrograde est aujourd’hui recyclée sous couvert de préservation des mœurs.

Alors que des drames humains se jouent, alors que les enfants sont victimes de prédateurs en liberté, pourquoi s’acharner sur les artistes ? Pourquoi tant d’efforts pour faire incarcérer des célébrités ? Si certains comportements heurtent, ne pourrait-on pas au moins envisager des médiations, des discussions, des régulations, plutôt que de jeter systématiquement en pâture les femmes artistes ?

Et faut-il rappeler que la scène en question n’a même pas été créée par Mia Guissé ? Le passage controversé, les paroles et la gestuelle figuraient déjà dans le clip de «Titulaire» interprété en featuring par Basse Thioune, plusieurs mois avant la performance de Mia. Cette dernière ne faisait que reprendre une séquence déjà publique et diffusée, comme le font tant d’artistes lors de concerts. Pourquoi, alors, n’a-t-on pas interrogé ou interpellé l’auteur initial ou d’autres co-interprètes ? Pourquoi ce traitement différencié, si ce n’est parce qu’elle est une femme, visible et libre sur scène ?

Une plainte déposée avec autant d’insistance, qui mobilise médias et réseaux sociaux, devrait au minimum faire l’objet d’un débat équitable. Or ici, tout semble construit pour une stigmatisation ciblée. D’autant plus troublant que les précédentes plaintes contre Rangou, puis Mbodia Mbaye, ou encore contre des féministes ayant simplement annoncé une marche symbolique pour dénoncer les violences faites aux femmes, proviennent du même plaignant. Comme pour laisser penser qu’au-delà des principes affichés, toute personne -particulièrement une femme- qui s’écarte de sa norme morale pourrait se voir traîner à la Division spéciale de cybersécurité.

Nos institutions doivent évoluer vers une régulation plus équitable, inclusive, respectueuse des droits fondamentaux, et non instrumentalisée à des fins personnelles. Les priorités doivent être claires : défendre les victimes de violences, protéger les enfants, renforcer l’éducation, plutôt que de traquer les artistes.

Une société qui se targue de ses valeurs doit commencer par valoriser la justice, l’écoute et la cohérence. Et surtout, elle ne peut prétendre défendre la morale tout en restant sourde aux souffrances les plus profondes de ses citoyen·nes. Si la décence est ce qu’on prétend défendre, alors qu’on la prouve d’abord en s’attaquant aux vraies urgences.

 

 

Fatou Warkha SAMBE

 

 

 

Source : Le Quotidien (Sénégal)

 

 

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