« On n’est même pas encore partis qu’on prend l’eau ! » : quand les bateaux métalliques deviennent des cercueils flottants

Inkyfada Dans la région de Sfax, les bateaux artisanaux en métal sont devenus le principal moyen de traverser la Méditerranée. Une fuite de documents de l’Union européenne révèle le rôle de ces embarcations dans l’augmentation des flux migratoires depuis la Tunisie et les dangers qu’ils représentent pour les migrant·es… 

À une trentaine de kilomètres au nord de Sfax, l’entrée du petit port de pêche de La Louza offre un spectacle singulier : des dizaines de barques en métal concassées ou trouées, empilées les unes sur les autres, s’entassent sur la digue. Au milieu du port, au poste de la garde nationale, des agent·es scrutent un radar maritime. Le chef de poste ne souhaite faire “aucun commentaire”. De leur côté, les pêcheurs de La Louza sont formels : il s’agit des embarcations utilisées par les migrant·es pour traverser la Méditerranée, qui sont interceptées puis détruites par les forces de l’ordre pour ne pas être réutilisées. 

L’entrée du port de La Louza, en janvier 2024.

De fait, des débris similaires parsèment le littoral au nord de Sfax, détruits à l’endroit même où ils ont été interceptés. Sur la plage, les habitant·es de La Louza interrogé·es expliquent ne rien savoir de l’origine de ces barques en métal. Des documents confidentiels et de communications issues du Service européen pour l’action extérieure (EEAS) permettent pourtant de saisir l’importance que ce type d’embarcation a pris dans les flux migratoires partant de Tunisie.

Classé “document sensible”, un rapport de la Commission européenne* daté d’octobre 2024 sur les tendances migratoires en Méditerranée centrale précise que “les bateaux artisanaux en métal restent le moyen de transport principal sur ce corridor, présent dans environ 50%” des traversées.

“Nous avons pu constater l’usage de ce type d’embarcation se généraliser depuis l’été 2022”, explique de son côté Sophie-Anne Bisiaux, chercheuse et membre du projet Alarm Phone qui surveille et alerte sur les incidents impliquant des migrant·es en Méditerranée.

Une information corroborée par une note de l’EEAS, détectant pour la première fois l’usage des bateaux métalliques “sur le corridor tunisien” en août 2022. Sophie-Anne Bisiaux considère ces barques en métal comme des “embarcations dangereuses” et “propices aux naufrages”. Un constat corroboré par les documents confidentiels de l’EEAS, et par les témoignages de migrant·es. Pourtant, rien ne semble pouvoir freiner leur usage.

Un réseau de production désorganisé

Dans les terres, les Subsaharien·nes expulsé·es de Sfax lors des émeutes de l’été 2023 ont trouvé refuge dans les champs d’oliviers. Les campements installés le long de la “route de Mahdia” (C82) sont nommés d’après les bornes kilométriques auxquelles ils sont situés. L’un de ces camps, situé dans la délégation d’El-Amra, est réputé pour être “un point de départ pour d’autres kilométrages”. Des centaines de Subsaharien·nes viennent d’y passer l’hiver dans des tentes de fortune, et se préparent à prendre la mer. Derrière le camp, une dizaine de barques métalliques gisent sur le sol, complètement concassées.

“C’est la garde nationale qui a fait ça, ils sont venus avec une grosse pelleteuse”, explique l’un des habitants du camp sous couvert d’anonymat.

Des barques métalliques détruites par les forces de l’ordre au milieu d’un camp de migrant.es, dans la délégation d’El-Amra, en mars 2025.

Selon lui, cette opération de destruction a eu lieu “il y a plusieurs mois” déjà. Depuis, les migrant·es entreposent les embarcations à un autre endroit. Peu d’entre eux acceptent d’expliquer comment sont construits ces bateaux. “Constituées de fines plaques de fer assemblées entre elles, ces embarcations métalliques répondent aux récents raids menés contre les usines de fabrication de bateaux en bois”, détaille Sophie-Anne Bisiaux. En décembre 2023, une note interne de FRONTEX* explique que la longueur moyenne de ce type de barques est de sept mètres, et que “le nombre moyen de migrants à bord est de 41”.

“On le constate dans d’autres régions comme la Manche : quand les autorités s’attaquent aux prétendus ‘passeurs’, ce sont les personnes migrantes qui en paient les conséquences”, résume la chercheuse.

Un Guinéen familier des méthodes d’organisation des voyages explique qu’il faut “passer plusieurs appels pour obtenir le métal, puis l’assembler, puis livrer ‘à domicile’ le bateau”. Loin du cliché de réseaux de passeurs organisés et autonomes, la production des barques en métal relèverait donc d’un nombre important d’intermédiaires, Tunisien·nes comme Subsaharien·nes.

“Dans un cas au moins, un réseau de passeurs (principalement des ressortissants tunisiens) a demandé à un groupe de migrants irréguliers Guinéens de produire des bateaux en métal utilisés pour des traversées vers l’Italie”, assure une note interne d’Europol en octobre 2024.

Les sites de fabrication des bateaux métalliques ne se trouvent d’ailleurs pas forcément dans les zones de départ des migrant·es. En novembre dernier, la police a ainsi découvert un atelier géré par des individus subsahariens dans la banlieue de Tunis, à Raoued. L’un des pêcheurs de La Louza assure aussi que “les bateaux sont amenés en camion depuis Monastir, la nuit”. Sophie-Anne Bisiaux explique quant à elle que “la qualité de ces embarcations s’est dégradée au gré de la criminalisation des ateliers, les fabricants, les bateaux étant construits à la va-vite et avec des matériaux de mauvaise qualité”.

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Source : Inkyfada (Tunisie) – Le 28 mars 2025

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