Abou Diouba Deh, le rossignol du Pulaagu

Le Soleil  – Viscéralement attaché à son terroir, Abou Diouba Deh suit depuis la sortie de son premier album en 1986 une trajectoire musicale jalonnée de succès. Moins présent ces dernières années sur la scène, le lead vocal du groupe « Jaayré Ngenndi » reste une figure emblématique de la culture pulaar. Véritable voix et mémoire de sa communauté, l’auteur-compositeur et interprète a valorisé pendant plus de quatre décennies les récits, les chants et les sonorités du Pulaagu.

Quarante-six ans. Près d’un demi-siècle. C’est le temps qu’Abou Diouba Deh a consacré à nourrir la chanson halpular. Son œuvre musicale intemporelle, profondément imprégnée de son terroir et de son vécu de petit berger menant le troupeau dès son plus jeune âge (six ans), s’est imposée au fil des années. Dans une voix profonde, irriguée par l’univers pastoral et les trajets de nomades, il a su toucher les cœurs et incarner l’âme d’un peuple, celui du Fouta surtout. Abou, guidé par les puissants dieux de la vallée du fleuve Sénégal, des tréfonds de son Podor natal, n’a jamais cherché loin le chemin de son destin. Sa voie, portée par une voix puissante, semblait toute tracée. Elle fut celle d’un succès éclatant, capable de réconcilier les générations dans une même émotion. « Dans ma famille, je suis le seul à m’être lancé dans la musique. Mes deux parents étaient des bergers, profondément attachés au guide El Hadj Seydou Nourou Tall. C’est à l’âge de sept ans que mon père m’a confié à un maître pour l’apprentissage du Coran », confie le musicien lors d’un entretien avec Le Soleil.

À la disparition de sa mère, le jeune Abou change d’école et se retrouve confié à un maître coranique dur et maltraitant. Traumatisé, le chérubin finit par fuir les cours et s’éloigner de l’enseignement religieux. C’est dans ce climat de rupture qu’il se tourne peu à peu vers la musique, malgré la vive opposition de son papa. « C’est ainsi que j’ai commencé à diriger mon propre orchestre dès l’âge de 14 ans. En 1979, ma carrière était déjà lancée, et en 1984, j’étais devenu un artiste reconnu. Mais le plus important pour moi, c’est d’avoir pu convaincre mon père avant sa mort et de recevoir ses bénédictions », raconte-t-il.

À ses débuts, Abou Diouba Deh a sillonné presque tous les villages et hameaux du Fouta à la rencontre de son public, de ses fans.

Pause musicale

Au fil des années, grâce à un répertoire aussi riche que varié, le chef de file du groupe « Jaayré Ngenndi » s’est hissé au rang des plus grands artistes de son époque. Véritable mémoire de sa communauté, porte-étendard de la culture pulaar, il ne cesse de contribuer à mettre en lumière une communauté aux identités culturelles luxuriantes.

Si l’artiste a particulièrement brillé entre la fin des années 80 et tout au long des années 90, il s’est peu à peu éloigné de la scène musicale ces dernières années. Une situation qu’il explique avec lucidité, mais aussi avec beaucoup de philosophie. « Ce sont des choses qui arrivent dans la vie d’un artiste. Mais cela ne veut pas dire que j’avais abandonné la musique ou baissé les bras. Je suis toujours capable de faire tout ce que je faisais à mes débuts », confie-t-il avec assurance.

La sagesse et la pudeur pulaar, la beauté et la singularité de cette ethnie… sont des thématiques qui inondent l’œuvre d’Abou Diouba Deh. Laquelle œuvre est une invitation à un retour aux sources, une plongée dans les allées du royaume d’enfance.

Pour le chanteur, aujourd’hui, au contact d’une modernité débridée, les habitudes se sont transformées. La quête insatiable de renouveau s’impose désormais à tous, y compris aux artistes de tous les horizons.

« Les époques ont changé, les gens aussi. C’est pourquoi le milieu artistique a, lui aussi, profondément évolué », soutient le fils du Fouta. Face au train de la modernité, le chanteur, compositeur et interprète reconnaît les limites d’une approche musicale classique. Certaines barrières restent infranchissables pour lui, en raison de son ancrage familial et culturel, mais aussi par fidélité à un certain conservatisme qu’il revendique encore avec beaucoup fierté. Cependant, admet-il, aujourd’hui, l’urgence est de s’adapter aux nouvelles dynamiques du secteur musical.

« Dans les années 90 jusqu’au début des années 2000, c’était l’ère des cassettes et des Cd. On pouvait encore compter sur un producteur qui assurait la promotion de l’œuvre. On gagnait beaucoup d’argent. Mais avec le temps, tout cela a peu à peu disparu », laisse-t-il entendre. Abou Diouba est formel : « Ce n’est pas à la musique de suivre son époque, mais à l’artiste de s’adapter à son temps ». Et d’ailleurs, cette posture, il l’assume pleinement, conscient que la pérennité d’une œuvre passe aussi par la capacité de son créateur à évoluer sans trahir son essence. Abou Diouba souhaite créer ainsi un pont entre tradition et modernité pour ainsi continuer à être un artiste de son époque. Dans sa trajectoire musicale, il a réussi à concevoir un beat répondant au besoin de la jeunesse peulh de se connecter à sa culture, faisant « battre un rythme en harmonie avec le ressenti profond et les sensations des populations ».

De l’analyse d’Amadou Ly, membre du staff d’Abou Diouba Deh, il s’agit d’une mosaïque de rythmiques venues du Waalo, avec le sabar et le tama, posés sur des airs et mélodies peulh, enrichis par le « gnaagnordou », cet instrument emblématique du peuple Peulh, et parfois ponctués par les calebasses du Boundou et du Fouta. « Telle était l’alchimie musicale de cet auteur, compositeur et interprète à ses débuts. C’est une musique tissée d’airs souvent mélancoliques, même lorsqu’ils vibraient au rythme des percussions. Cette mélancolie, signature de son style, semble puiser ses racines dans la solitude, celle du berger, de l’errance, de la distance, mais aussi de la réflexion profonde sur la vie, la perte et l’espoir », ajoute-t-il.

Faits marquants de sa carrière

Avec plus de quatre décennies de carrière musicale, Abou Diouba jouit d’une grande notoriété au sein de la communauté pulaar. Que ce soit en Afrique de l’Ouest, au Sénégal ou en Mauritanie, il s’impose aujourd’hui comme un véritable patrimoine vivant. Une légende qui a œuvré sans relâche pour la préservation de cette identité culturelle. S’il a connu des moments marquants dans sa prestigieuse carrière, l’enfant de Thiéwelé garde un souvenir particulier de l’année 1987, lorsqu’il a été accueilli en Mauritanie comme un prince. « Plus d’une trentaine d’associations s’étaient réunies pour me rendre hommage. J’ai été profondément touché par l’ampleur du public venu écouter ma musique », confie-t-il. Ce moment va marquer un tournant décisif, propulsant l’artiste sur la scène internationale. Mais la trajectoire d’Abou Diouba Deh n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Elle a également été jalonnée d’épreuves douloureuses qui ont profondément affecté sa carrière. La disparition de son épouse Fatimata Aïdara en 2003, suivie de celle de son père Diouba Deh en 2005, ont été des coups durs, compte tenu de l’importance de ces deux figures dans sa vie personnelle et artistique.

À cela s’ajoute la perte de son frère, une série de drames qui l’a conduit à mettre sa carrière en pause, le temps de panser ses blessures. Abou Diouba évoque cette période avec beaucoup de foi : « Peu importe notre envergure, on ne peut échapper à la douleur du deuil ou à la mort. Ce sont des réalités inévitables de la vie », philosophe-t-il. Il reconnaît que ce fut l’un des moments les plus difficiles de son existence. « Ces personnes faisaient partie de moi. Avec mon épouse, j’ai partagé de longues années de vie commune», dit-il. Si ces pertes ont laissé un vide immense dans sa vie quotidienne, elles n’ont jamais réussi à éteindre sa flamme d’artiste, bien au contraire.

Pour Abou, malgré l’épaisseur de la peine, elles ont renforcé sa résilience en lui permettant de composer une œuvre encore plus profonde. L’environnement pastoral peuplé de bergers, de vaches, de bœufs, de moutons et de chèvres a profondément façonné l’imaginaire d’artiste d’Abou Diouba, nourrissant une source d’inspiration intarissable. La musique du rossignol du Pulaagu porte en elle une intimité rare, une nostalgie du terroir. Elle est un acte d’amour, une célébration de valeurs profondes, de dignité et de mémoire. Avec son engagement, l’enfant de Thiéwelé est devenu bien plus qu’un artiste. Il est une figure emblématique de l’émancipation sociale de sa communauté. À travers ses chansons, il est resté la voix, la conscience et la boussole des siens, portant haut les combats et les espoirs de ses concitoyens.

Une musique du terroir

Pour Amadou Ly, Abou Diouba Deh s’inscrit dans la lignée des « Ngueendiyanké », ces figures pionnières qui ont marqué la fin de l’isolement du Peulh et de l’ostracisme condescendant dont il était victime. « Il a su galvaniser la jeunesse peulh en lui montrant l’universalité des progrès du monde moderne et l’importance d’y entrer pleinement », souligne-t-il. Pour illustrer cette posture, Amadou Ly évoque l’immense Samba Diop Léélé, considéré comme le premier chanteur du Pulaagu en milieu urbain, à l’époque où cette expression culturelle portait encore les marques d’une minorité- ou d’une majorité invisible, selon les points de vue-dans la ville de Dakar à l’aube des indépendances. Commentant l’œuvre de l’artiste, il pense que la chanson « Cemmedel Kessel » est un hommage collectif à ses deux idoles Dém Béréf et Samba Diop Léélé, puisque ce tube à succès emprunte son rythme à un titre du premier et son air, ses mélodies au Léélé du second. Un éleveur, dit Abou Diouba Deh à sa communauté, peut très bien s’habiller comme un prince et rouler en 4×4.

 

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Ibrahima BA

 

 

 

Source : Le Soleil (Sénégal)

 

 

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