« Ce qui se joue entre la Chine et les Etats-Unis va bien au-delà de l’économie. Ils s’affrontent pour la prééminence mondiale »

La capitulation commerciale voulue par Trump résonne fort mal en Chine, un pays « biberonné » à la revanche à prendre sur les humiliations que l’Occident lui a fait subir au XIXᵉ siècle, explique, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».

Le Monde – Qui décrochera le premier son téléphone ? Xi Jinping, l’idéologue marxiste-léniniste, persuadé de la supériorité du socialisme à la mode chinoise et de la vocation de son pays à la prépondérance mondiale ? Ou Donald Trump, génie politique autoproclamé ivre d’une puissance qui, au gré de ses humeurs, l’autorise à jouer avec l’économie mondiale comme si elle lui appartenait ? Le Chinois silencieux ou le bonimenteur américain ?

« Nous attendons un coup de téléphone de Pékin », dit Trump. Soumettant la planète au feu de ses droits de douane, le roi de la négociation n’entend pas qu’on lui résiste : tout le monde doit venir quémander sa ristourne. Mais, avec Xi, le golfeur de Mar-a-Lago se heurte à la Grande Muraille. Pas question de céder à Washington. Les deux titans de la cour de récréation globale sont entrés en guerre. Cible première de l’offensive trumpiste, la Chine réplique, coup pour coup. Les étiquettes valsent : 125 % sur les exportations en provenance des Etats-Unis ; 145 % sur les produits chinois à destination de l’Amérique. A ce niveau, les échanges s’arrêtent entre les deux premières économies de la planète.

Pékin ne veut pas négocier le couteau sous la gorge et refuse le racket de la Maison Blanche : tu fais des concessions commerciales aux Etats-Unis ou tu subis les droits de douane que l’administration Trump te réserve… Washington aurait décidé des exceptions importantes pour les exportations chinoises de smartphones, d’ordinateurs portables et autres matériels informatiques. Pour autant, rien n’est vraiment sûr avec Trump et nul ne saisit les ressorts de ses revirements. Peut-être son dernier score au golf ? Cette fameuse stratégie de l’insécurité pèse sur l’économie américaine.

Ce qui se joue entre Pékin et Washington va bien au-delà de l’économie. Le conflit commercial est le dernier épisode du duel du siècle : la Chine et les Etats-Unis s’affrontent pour la prééminence mondiale. Protectionniste depuis les années 1980, Trump croit dans la force renouvelée d’une Amérique qui vivrait en quasi-autarcie – à tout le moins dotée d’un appareil de production à la mesure de sa soif de consommation. La puissance est dans l’autonomie. En revanche, Xi compte sur la mondialisation pour assurer la domination de la Chine. Le pays s’est doté d’une industrie manufacturière monstrueuse dont l’ambition, dans certains secteurs, est de conquérir la plus grosse part du marché mondial. La prépondérance par la grâce du libre-échange.

Dans le face-à-face actuel, Trump pense avoir la main haute. Xi téléphonera le premier, croit le président américain. Les Etats-Unis sont le principal partenaire commercial de la Chine, à peu près à égalité avec l’Union européenne. Le marché américain conditionne largement l’avenir de l’industrie chinoise, au moins à moyen terme. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2024, les Etats-Unis ont vendu pour près de 145 milliards de dollars (128 milliards d’euros) de biens et services à la Chine, dont les exportations sur le marché américain se sont élevées à environ 440 milliards. Et si les excédents en devises servent à acheter de la dette américaine, c’est parce que le dollar est encore l’un des placements les plus sûrs. (Question non résolue : pourquoi étiqueter « exportation chinoise » un iPhone Apple assemblé à Shenzhen mais dont l’essentiel de la valeur est américaine ?)

Un vrai problème

Les Chinois répliquent. Ils sont l’un des principaux marchés de l’agriculture américaine ; ils sont les fournisseurs exclusifs de certains composants électroniques et, plus encore, des terres rares indispensables à la Silicon Valley ; Wall Street, que courtise Xi, reste fascinée par le marché chinois. Mais le profil du duo américano-chinois a aussi des aspects politiques. Portant haut et fier le drapeau rouge d’une Chine conquérante, réémergeant à la place qui est la sienne, la toute première, Xi ne peut donner l’impression de céder à Trump. Celui-ci réclame la capitulation commerciale de la Chine, ce sont là des souvenirs qui résonnent fort mal dans un pays « biberonné » à la revanche à prendre sur les humiliations que l’Occident lui a fait subir au XIXe siècle. La stature intérieure du président Xi est en jeu. L’Américain devra-t-il téléphoner le premier ?

Comme cela lui arrive parfois, Trump pointe ce qui semble être un vrai problème : les choix économiques de la Chine. Au fil des ans et d’une politique industrielle soutenue, Pékin a construit un appareil productif haut de gamme. Sa part dans la production manufacturière mondiale est passée de 6 % en 2000 à 32 % en 2024, selon des chiffres cités, le 7 avril, par le New York Times. Ses capacités dépassent de loin les besoins du marché intérieur. Le débouché extérieur devient une obligation. Les exportations chinoises sont en pleine expansion : une hausse de 13 % en 2023, de 17,3 % en 2024 – c’est un tsunami, dit-on. La machine à exporter chinoise ne peut plus s’arrêter, capable d’aligner 6 millions de véhicules électriques par an.

En Chine, le relais de croissance des investissements en infrastructures est saturé – particulièrement l’immobilier. Les deux autres moteurs de l’activité sont la demande intérieure et les exportations. Le parti-Etat a choisi ces dernières. Parce que la direction rechigne à développer un Etat-providence digne de ce nom, les Chinois épargnent (pour leur santé et leur retraite) et la consommation domestique reste faible. Si le marché américain se ferme, le reste du monde, et singulièrement l’Europe, sera dans la ligne de mire des exportateurs chinois. La crise commerciale actuelle dessinera le profil de la mondialisation de demain. Sauf à ce que Trump et Xi arrivent à réguler leur coexistence conflictuelle. Encore faut-il que l’un des deux décroche son téléphone.

 

 

 

Source :  Le Monde

 

 

 

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