Derrière le chaos des droits de douane, les racines profondes de la « doctrine Trump »

Le MondeDécryptageCertes, le président américain a dû reculer dans sa guerre commerciale. Mais le fondement idéologique de ses décisions est plus solide que ne le laisse supposer leur forme confuse, clownesque et brutale. Le trumpisme a des origines anciennes et il est là pour durer.

Lors de la campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2016, le site The Atlantic avait mis en garde ceux qui, tels les grands médias américains, prenaient Donald Trump au « pied de la lettre » mais « pas au sérieux », alors que, comme ses électeurs, il fallait faire l’inverse. Il valait mieux ne pas s’attacher aux détails ubuesques mais déceler un projet. Mur le long du Rio Grande prétendument payé par le Mexique, guerre commerciale généralisée : tout cela avait certes des airs de catch, de télé-réalité, cet art du chiqué que M. Trump et ses partisans affectionnent. Mais ces revendications traduisaient une inflexion profonde de la politique américaine, voulue par les électeurs. L’heure était au repli sur soi, censé rendre sa grandeur à l’Amérique après des guerres perdues en Irak et en Afghanistan, la terrible crise économico-financière de 2008 et l’émergence de la Chine.

Las, 2024 n’est pas 2016. Trump 2 n’est pas Trump 1 : il faut non seulement prendre Trump au « sérieux », mais aussi « littéralement ». Le président américain n’a pas changé de programme, mais il tente cette fois-ci de le mettre en œuvre brutalement. Passant du catch à la boxe, Trump détruit l’ordre mondial hérité de la fin de la guerre froide, et sa détermination a ébranlé la planète.

Certes, Donald Trump a été pris à son piège, forcé de rétropédaler sur les droits de douane en raison de la défiance des marchés financiers et de la résistance de la Chine, qui, bien seule sur la planète, ne se laisse pas humilier. Certes, les incohérences de l’ancien magnat immobilier sont notables, telle l’impossibilité matérielle qu’il y a à substituer le très lourd impôt sur le revenu par des droits de douane, son mode de calcul desdits droits de douane ou l’idée bizarre de taxer les importations des territoires antarctiques. Certes, il vit dans le monde idyllique des années 1950, celles d’usines géantes et intégrées alors que la mondialisation a éparpillé sur la planète les chaînes de production, sans retour en arrière possible.

Un « nouvel âge d’or »

Mais ne voir que cette litanie de contradictions, c’est se rassurer à bon compte et négliger le fait que M. Trump s’inscrit dans une tradition américaine éclipsée depuis 1945 mais profonde. Relever le faux des propos présidentiels est d’un secours limité : sans doute faut-il faire l’inverse, n’identifier que ce qui est vrai et sous-tend sa vision du monde, le prendre au sérieux pour comprendre la bascule historique qui se joue.

Le chef de l’Etat, dans la foulée de son élection de 2024, a vanté un « nouvel âge d’or », référence au « Gilded Age », l’âge doré de la fin du XIXe siècle, fait de fortunes colossales dans les chemins de fer (Vanderbilt), le pétrole (Rockefeller), l’acier (Carnegie) et la banque (J. P. Morgan), au milieu d’une atmosphère de corruption généralisée, de luttes ouvrières et de repli sur soi. C’est l’ère des « tariffs » McKinley, sénateur devenu président, qui voulait protéger l’industrie américaine et les farmers américains de la concurrence internationale. John McKinley est la nouvelle mascotte de Donald Trump. L’actuel locataire de la Maison Blanche a replacé le nom de son lointain prédécesseur au sommet du plus haut pic des Etats-Unis, en Alaska, qui avait été rebaptisé mont Denali, en 2015, par Barack Obama à la demande des populations indigènes.

Cette période est aussi l’époque de l’impérialisme américain, qui met réellement en œuvre la doctrine du président Monroe (1823), celle d’une hégémonie sur l’hémisphère occidental, méfiante envers les Européens, boutant l’Espagne hors de ses colonies. Donald Trump veut vivre comme à la fin du XIXe siècle, en autarcie, en protégeant sa zone d’influence.

Son ambition pourrait se résumer en deux slogans, l’un économique (« Make America Great Again », « rendez à l’Amérique sa grandeur »), le second sécuritaire et néo-impérialiste (« Make America Safe Again », « rendre l’Amérique à nouveau sûre »).

« Nouveau consensus »

Ce dernier point a surpris car il n’avait pas été annoncé pendant la campagne électorale : c’est la revendication sur le Groenland pour maîtriser, avec l’Alaska acquis en 1867, les routes de l’Arctique ; c’est la reprise en main des ports du Panama jusqu’ici gérés par des Chinois de Hongkong pour sécuriser le trafic maritime entre les côtes Atlantique et Pacifique de l’Amérique ; c’est la mise sous tutelle du Canada pour contrôler les ressources naturelles.

Si la méthode est contestée, l’objectif stratégique est discrètement consensuel aux Etats-Unis. La fureur de Pékin contre la cession des ports panaméens confirme l’intérêt stratégique de la manœuvre. Après les années multilatérales de l’après-seconde guerre mondiale, voici le retour des puissances, sans que l’on puisse savoir si elles tendront vers l’équilibre des nations, comme ce fut le cas pour l’Europe du congrès de Vienne après les guerres napoléoniennes, ou si elles glisseront inéluctablement vers la guerre, à l’image des empires d’avant 1914-1918.

Cette vision d’une Amérique semi-autarcique s’appuie sur la puissance d’un pays continent : depuis la révolution du gaz de schiste il y a quinze ans, les Etats-Unis, affranchis du pétrole du Moyen-Orient, disposent d’une énergie quasi inépuisable et bon marché et conservent un leadership technologique majeur. Certes, ils sous-traitent beaucoup d’achats aux pays à faible coût de main-d’œuvre, mais cette production peut être confiée à des pays alliés comme le Mexique et le Vietnam, qui tente de négocier un accord spécifique avec Donald Trump.

Cette vision avait été théorisée par Jake Sullivan, conseiller à la sécurité de Joe Biden, dans un discours fondateur du 27 avril 2023, dans lequel il s’appliquait à détruire le « consensus de Washington » sur les bienfaits de la mondialisation. « Ces dernières décennies ont révélé des failles dans ces fondations. Une économie mondiale en mutation a laissé de nombreux travailleurs américains et leurs communautés à la traîne. Une crise financière a ébranlé la classe moyenne. Une pandémie a révélé la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement. Le changement climatique a menacé des vies et des moyens de subsistance. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis en évidence les risques d’une dépendance excessive. Cet instant exige donc que nous forgions un nouveau consensus », affirmait M. Sullivan.

Le bâton après la carotte

En la matière, le président américain a la satisfaction d’avoir été précurseur. La séance de la roseraie de la Maison Blanche, le 2 avril, où il a annoncé sa guerre commerciale couronne une séquence ouverte le 2 septembre 1987, lorsque le jeune promoteur immobilier new-yorkais s’était offert une page de publicité dans le New York Times, accusant notamment le Japon de ruiner l’industrie américaine. Tout y était : ce pays était accusé de « profiter des Etats-Unis », de ne pas payer pour sa défense, d’avoir « maintenu un yen faible face à un dollar fort ». « Il est temps de mettre fin à nos déficits gigantesques en faisant payer le Japon et ceux qui peuvent se le permettre », affirmait Trump.

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 (New York, correspondant)

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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