Chimamanda Ngozi Adichie : « On a trop couvert la folie de Donald Trump. C’est cela qui l’a fait »

Rencontre avec la grande écrivaine féministe nigériano-américaine, alors que paraît son nouveau et très attendu roman, « L’Inventaire des rêves ». Un livre qui, autour du rêve américain de quatre Africaines, revient sur l’affaire Strauss-Kahn - Diallo.

Le Monde – Dix ans après la parution française d’Americanah (Gallimard, 2015), cette grande histoire d’amour et d’expatriation qui la rendit mondialement célèbre, Chimamanda Ngozi Adichie est de passage à Paris pour défendre L’Inventaire des rêves, son cinquième roman.

Pendant ces dix dernières années, l’écrivaine – qui est née au Nigeria, en 1977, et a obtenu récemment la nationalité américaine – a signé des essais, dont le célèbre Nous sommes tous des féministes (Folio, 2015), tiré d’une conférence TED et repris par la chanteuse Beyoncé. Elle est devenue un symbole, une icône politique pour toute une génération. Mais jamais plus elle n’avait retouché à la forme romanesque. Autant dire que cet ouvrage était attendu dans les cinquante-cinq pays où elle est aujourd’hui traduite.

Adichie le répète à l’envi : l’écriture de fiction est l’amour de sa vie, sa raison d’être, sa « joie ». Mais alors pourquoi avoir laissé passer tant de temps ? « J’étais bloquée, répond-elle, c’est aussi simple que cela. » Peu d’écrivains acceptent de parler aussi ouvertement de leur paralysie devant la page vierge (le fameux writer’s block) et encore moins de la douleur, voire de la honte, qui les taraude alors. « Je me sentais totalement misérable, séparée de mon vrai moi, avoue-t-elle. Surtout, je passais beaucoup temps à cacher aux autres que je n’écrivais pas… »

Un jour, pourtant, peu après le décès de son père, qui lui avait inspiré ses Notes sur le chagrin (Gallimard, 2021), Chimamanda Ngozi Adichie a perdu sa mère. Ce jour-là, raconte-t-elle, un déclic s’est produit. Sans qu’elle puisse expliquer pourquoi, elle a retrouvé le chemin de la création romanesque. « C’est comme si ma mère m’avait ouvert une porte… » Elle se dit convaincue que certains morts peuvent ainsi prendre soin des vivants, leur venir en aide. « Ne me demandez pas comment. C’est irrationnel… mais quelque chose de cet ordre existe, j’en ai l’intuition profonde », note l’écrivaine, qui a dédié L’Inventaire des rêves à sa « mère bien-aimée, la magnifique Grace Ifeoma Adichie ».

Sœurs (de cœur)

Ce nouveau livre est un texte tonique et plein de sève, où mères, filles et sœurs (de cœur) occupent une place centrale. « Cela faisait longtemps que je voulais mettre en scène des vies de femmes contemporaines, explique Chimamanda Ngozi Adichie. Montrer l’amitié qui les lie, la façon dont elles se comprennent, se soutiennent, explorer la “sisterhood” [la sororité]. »

Sur plus de 600 pages, l’écrivaine entrelace les « rêves » – espoirs, désirs, mais aussi déceptions, frustrations et parfois même cauchemars… de quatre amies africaines. Comme leur autrice, qui vit désormais entre Baltimore, aux Etats-Unis, et Lagos, au Nigeria, les trois premières sont des Nigérianes cosmopolites. Il y a d’abord Chiamaka (alias Chia). Installée en Amérique, elle « a quitté son boulot du jour au lendemain pour se consacrer à l’écriture de voyage. » Chia voudrait tant que sa mère « croie enfin en elle ». Romantique et passionnée, elle passe son temps à mentir à Darnell, son fiancé, pour lui plaire et devenir « la personne qu’il veut qu’elle soit ». Il y a ensuite Zikora, la meilleure amie de Chia, une avocate en proie à un désir de maternité si dévorant qu’il a fait fuir son ami Kwame – lequel lui a renvoyé par coursier la clé de son appartement. Enfin, il y a Omelogor, cousine de Chia et riche femme d’affaires aux propos « virulents et assurés ». Omelogor se moque de Darnell, ce type froid et cynique qui ne ressent rien mais peut pérorer à l’infini sur « la sémiotique des émotions ». Elle trouve que « le problème avec les Blancs, c’est qu’ils ne se savonnent pas sous la douche ». Elle a des avis sur tout. N’empêche que sa tante, un jour, la bouleverse avec une seule petite phrase : « Ne fais pas semblant d’aimer la vie que tu mènes. »

Le roman commence pendant la « séquestration collective » due au Covid-19. Déboussolées, Chia, Zikora et Omelogor passent leurs vies au crible : en ont-elles tiré « le meilleur parti » ? Que sont devenus leurs grands desseins ? Et, d’ailleurs, quels étaient-ils au juste ? « Les rêves des femmes sont-ils vraiment les leurs ? »

Jonglant avec des stéréotypes inusables, Adichie s’en donne à cœur joie. Elle soumet ces trois femmes à un feu continu d’injonctions contradictoires émanant de leur entourage. Sois souple. « Ne tolère pas n’importe quoi de la part des hommes. » Qu’attends-tu pour te caser ? « Ce n’est pas parce qu’aucun mari ne s’est présenté que tu dois mener une vie vide. » Un enfant ? Dépêche-toi. Trop tard. Adopte… Un garçon de préférence. Il pourra « hériter de tes biens comme n’importe quel autre enfant mâle de la famille »

Librement inspiré de Nafissatou Diallo

C’est si vif et bien troussé qu’on sourit (jaune), mais qu’on ne peut s’empêcher de tourner les pages. D’autant que ces trois destins vont rapidement s’articuler autour d’un quatrième, plus grave : celui de Kadiatou, une Guinéenne qui a quitté son pays pour tenter sa chance en Amérique. Après avoir travaillé pour Chia – dont elle est restée très proche –, Kadi est devenue femme de ménage dans un hôtel huppé. Mais son rêve américain à elle s’est brisé le jour où, dans une chambre, « un Blanc tout nu, un client VIP », s’est rué sur elle et l’a laissée « la bouche pleine d’asticots ». Avant de filer tranquillement vers l’aéroport en tirant derrière lui sa valise à roulettes.

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Source : Le Monde

 

 

 

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