
Il est des crimes que l’on ne peut dénoncer à demi-voix. Il est des actes cruels qui, s’ils ne sont pas immédiatement nommés pour ce qu’ils sont et pour la tragédie qu’ils représentent, finiront, au bout de leur course effrénée, par ouvrir des brèches définitives dans le sens moral d’une société. Par transformer des individus de cette dernière en de simples caractères; de caractères si dépourvus de toute sensibilité et d’intelligence qu’ils en deviennent automatisés… De caractères si simplifiés et appauvris qu’ils s’avèrent se matérialiser en de fervents sujets exécutants à la solde des plus bas instincts humains.
Le récent massacre des populations peules au Burkina Faso, ciblées parce qu’elles étaient de cette communauté, appartient à cette catégorie d’horreurs qu’aucun silence ne saurait décemment contenir. Ce qui s’est produit est bien plus qu’un drame. C’est une barrière de la morale qui fut piétinée, un point critique entamé, et un signal strident que ce pays, naguère cité pour sa dignité populaire et sa résistance héroïque, flirte dangereusement avec les abîmes d’un processus dont nous n’ignorons que trop bien l’issue: le génocide.
Il n’est pas besoin de rallonger mon texte dans l’énumération des évènements qui se sont succédés dans cette zone depuis bientôt une décennie et qui tracent cette dangereuse fissure dans le tissu social du pays. Les attaques régulièrement perpétrées, le traitement inhumain affligé en permanence à des civils, notamment à des femmes et des enfants, sont autant de faits qui ont étoffé un contexte insoutenable.
Oui, la lutte contre les groupes armés, en plus d’être légitime, est une responsabilité qui incombe à tout État dont l’une des missions régaliennes est d’assurer la sécurité de ses citoyens. Mais en s’appliquant à associer le terrorisme à une communauté et une communauté au terrorisme, l’on en arrive à fabriquer de toutes pièces un ennemi intérieur à abattre. Un ennemi plus facile à cueillir car vivant tout juste de l’autre côté du mur; un ennemi facile à martyriser car non armé; un ennemi à disposition pour tout besoin d’exhibition à visée démagogique consistant à masquer une défaillance objective; un ennemi sur lequel l’on est sûr de remporter toute sorte de bataille car, au fond de nous, nous savons pertinemment que cet ennemi-là n’est que factice et ni ne connait la guerre ni ne cherche à la mener…
Le massacre de Solenzo est une illustration révoltante de cette manoeuvre. Des centaines de vies fauchées, des femmes et des enfants exécutés, des villages décimés: non pas par des forces obscures er insaisissables, mais par des bras armés supplétifs des forces de la République. Mais de quelle République s’agit-il finalement, lorsque les lois du sang remplacent celles de la justice ?
Mais ce massacre physique ne s’est pas opéré tout seul. Il est précédé et accompagné par un massacre symbolique, langagier, qui se déploie en permanence sur les réseaux sociaux. L’on y voit se multiplier des propos d’une haine inouïe, des appels au meurtres à peine voilés, des désignations ethniques qui rappellent dangereusement les prémices du Rwanda de 1994. Est-ce là une comparaison hasardeuse? Non. Le rapprochement à l’expérience rwandaise est en effet un point de bascule intellectuel et moral.
À partir de quand une société perd-elle son humanité ? À partir de quand les mots d’aujourd’hui deviennent-ils les machettes de demain ?
Il est encore temps. Temps d’arrêter le bras assassin. Temps d’éteindre toutes ces paroles incendiaires qui continuent, à chaque instant, de corrompre la morale individuelle et collective. Temps de bloquer cette spirale de la haine, de rappeler ses instigateurs à l’ordre, et à lui opposer la volonté ferme d’une réconciliation nationale avant que le processus n’atteigne le point d’irréversibilité.
Les peuls du Burkina ne sont pas une menace à leur pays. Ils sont des citoyens, de loin parmi les plus touchés par les conflits qui secouent le pays. Ils sont des centaines de milliers de déplacés, à qui l’on a ôté terres, bétail et biens, se retrouvant étrangers dans des lieux où ils sont obligés de subir les pires conditions afin d’assurer leur survie. Ce sont des pères, des mères, des enfants, des anciens… C’est toute une population désemparée, repoussée de partout; par la violence des uns et la haine grandissante des autres. Voilà, loin de l’arme et de la munition, la caractéristique la plus partagée chez cette communauté en détresse. Tronquer cette réalité lorsque l’on n’agit qu’à partir d’un terrain virtuel, pour en arriver à faire de ces individus des ennemis épouvantables relève d’une bêtise incommensurable… Dans ce registre, le prototype de l’afropportuniste révolucrédule devrait apprendre la réserve.
Sankara avait axé sa révolution autour du renforcement de l’unité, de la solidarité et du vivre-ensemble. C’est un affront, des pires, à sa démarche que de se réclamer de son élan tout en employant la division et la confrontation communautaires.
Oui, nous sommes en droit d’interpeller l’actuel chef de l’État du Faso au vu de ses sorties qui frisent la manipulation populaire. Alors que l’indignation monte et que les témoignages s’accumulent, choisit-il de s’atteler, en personne, à ce qui s’apparente à de la fuite en avant. Plutôt que de faire face aux faits, d’ordonner une enquête digne de ce nom, de prendre à bras-le-corps la tragédie humaine qui s’est jouée sur son sol, Il a préféré revêtir l’armure défensive des régimes acculés : celle de
l’accusation contre les médias, contre les ONG; contre “l’Occident”: ce bouc-émissaire devenu universellement invocable sous nos cieux…
Mais, ce réflexe est maintenant bien connu. Il a été éprouvé mille fois dans divers contextes. Lorsqu’un État ne parvient pas, ou ne souhaite pas, répondre aux faits, il s’en prend à ceux qui les rapportent. Plutôt que de considérer les témoignages, la documentation concrète accumulée, les enquêtes menées par des journalistes comme des alertes nécessaires, il se réfugie dans une attaque théorique des média, pointant du doigt, avec une légèreté déconcertante, le soi-disant “complot occidental”. Est-il seulement sérieux ? Qu’un tel discours puisse encore produire un effet en 2025 en dit long sur la pente dangereuse que prend le rapport de certains gouvernements à la vérité et sur l’entendement de la classe intellectuelle qui lui vient en soutien.
Mais la vérité, elle, ne négocie pas. Elle ne se plie pas aux stratégies de communication et à la propagande. Elle ne disparaît pas parce qu’on la conteste à la télévision nationale ou qu’on la dénigre dans un communiqué officiel. Pas plus qu’elle ne s’estompe parce qu’on inonde les réseaux par les vagues de la désinformation. Et le sang des civils tués dans ces villages ne s’effacera pas sous les caractérisations faites, tous azimuts, sur Jeune-Afrique, RFI ou France 24. Ce sang-là, qu’on le veuille ou non, continuera de parler. Il parlera dans la mémoire des survivants, l’on l’entendra dans les regards brisés des enfants déboussolés, l’on le distinguera dans les récits des femmes éplorées. Et il parlera un jour, loin de tout musèlement, dans l’Histoire de ce grand pays.
Vous ne pouvez pas opposer de slogans anti-impérialistes à la douleur exprimée par une frange du peuple injustement ciblée tout en ne prenant aucune mesure à l’encontre des milices. Cela ne marchera pas. Comment faites-vous pour vous réfugier dans une rhétorique de résistance pendant que, sous votre commandement suprême, des corps d’enfants du peuple recouvrent les ruelles de villages abandonnés au nom d’une haine communautaire ? Résister à l’injustice ne consiste pas à pointer l’Occident du doigt du matin au soir ; c’est se dresser contre toute oppression, quelle qu’en soit l’origine — et surtout lorsqu’elle est domestique et que l’on a la capacité d’y mettre un terme.
On vous voit. On vous entend. Vous vous rêvez en héritier de Sankara, en successeur de l’homme intègre, en prolongement de l’éthique révolutionnaire. Mais à se vêtir des habits d’un géant sans en porter la colonne vertébrale, on finit par tomber dans la caricature.
Karl Marx, lucide sur la mécanique historique, nous avait prévenus : « Tous les grands événements et personnages de l’histoire du monde se produisent, pour ainsi dire, deux fois. La première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide. » Y serions-nous ? Sankara fut certes une tragédie noble. Monsieur Traoré, seriez-vous la farce cynique ?
Le 23 mars 2025
Mouhamadou Sy
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