L’Aventure ambiguë, roman intemporel

Le Soleil – Ce n’est pas un roman, c’est une école de la vie, une introspection et une interrogation sur l’essence même de l’existence. S’il y a un classique sénégalais qui ne cesse d’éberluer des générations de lecteurs, c’est bien L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Le versant intemporel dans lequel s’inscrit le roman marque ses empreintes tant du point de vue littéraire que philosophique.

Dans la préface de Vincent Monteil, il dit de ce roman que « C’est le récit d’un déchirement, de la crise de conscience qui accompagne, pour l’Africain « européanisé », sa propre prise de conscience ». À cet effet, dans L’Aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane nous convie à un voyage au cœur de l’âme humaine, un périple dont les contours sont incertains, fragmentés, déchirés entre l’ombre du passé et la lumière d’un futur prometteur, mais cruel.

À travers la quête spirituelle et intellectuelle de Samba Diallo, le roman déploie une symphonie de désirs, de doutes et de rêves contrariés, entre un monde traditionnel qui protège et un monde moderne qui transforme, voire dissout. Il ne s’agit pas simplement d’un récit d’initiation, mais d’une aventure intérieure, d’une traversée infinie où le savoir n’est jamais complet, jamais satisfaisant, toujours insaisissable.

Samba Diallo, l’enfant du village des Diallobé, est un être de lumière. Ses racines plongent dans la terre nourricière de l’Afrique, là où la parole sacrée et le souffle du divin façonnent sa destinée. Il est le fils des Anciens, celui qui grandit dans l’ombre protectrice de la sagesse orale, dans le monde de l’imaginaire où chaque geste porte en lui une signification. Son éducation est celle des âmes, des mystères de l’univers et des cieux. Le village, espace clos et harmonieux, où les lois de la nature et de l’esprit se fondent dans une danse infinie, est son berceau. Chaque parole qu’il reçoit ou leçon qu’il apprend est un pas vers une forme d’élévation spirituelle, une ascension vers la pureté, une union avec le cosmos.

Une innocence perdue

 

Cependant, la lumière du monde traditionnel vacille dès qu’il franchit les portes de « l’école nouvelle ». Cette lumière autre, froide et striée de rationalisme, vient éclater le rêve sacré de Samba. C’est là que l’aventure prend toute son ambiguïté. L’enfant du village, tout auréolé de spiritualité, se trouve déchiré entre une vérité intemporelle, douce et immobile, et un savoir occidental, tranchant et désenchanté, où l’homme se trouve ramené à sa simple matière. C’est un combat de lumières qui commence. Une lumière chaude, celle du cœur et de la foi, et une lumière glacée, celle de la raison et de l’analyse. Entre ces deux feux, Samba erre, sans guide, sans boussole, dans une quête éperdue de sens. Le véritable voyage de Samba, cependant, ne se situe pas dans l’espace géographique, mais dans l’âme. Le roman est avant tout une quête intérieure, une errance de l’esprit qui se cherche, se perd, se trouve et se redéfinit à chaque instant.

L’aventure ambiguë n’est pas seulement celle d’un homme, mais celle de tout un peuple, d’une génération tout entière tiraillée entre l’héritage des ancêtres et l’irruption brutale de l’influence coloniale. L’Afrique, dans le roman, n’est pas un lieu géographique, mais un état d’être, un monde où la foi et le mystère façonnent les réalités profondes de l’existence. Mais ce monde se fissure lorsqu’il se heurte à la froideur du savoir occidental, un savoir qui ne cherche pas à comprendre l’être humain dans sa totalité, mais qui le réduit à des mécanismes froids et dénués de souffle.

Crise identitaire…

 

Dans ce flot de savoirs contradictoires, Samba Diallo se perd. L’âme du jeune homme, toute en lumière et en vibration spirituelle, se sent aspirée dans un tourbillon de rationalité, une spirale qui la dépouille de sa poésie originelle. La douleur de l’intellect face à l’ignorance spirituelle est une blessure ouverte, une lacération de l’âme qui ne trouve de repos qu’au moment où Samba comprend que l’union des deux savoirs, celui du cœur et celui de la pensée, est la voie de la réconciliation.

Mais cette réconciliation est ambiguë, elle est un chemin semé de doutes, une quête infinie où chaque réponse donne naissance à de nouvelles questions. Samba, tout au long du roman, cherche à s’élever, mais il se trouve que cette élévation n’est pas un processus linéaire. Elle est tout sauf une ascension simple. La véritable élévation, ici, n’est ni un savoir imposé ni une foi aveugle : elle est une forme de sagesse paradoxale, une sagesse née de l’acceptation des ambiguïtés de l’existence.

L’épreuve de Samba, ce n’est pas simplement l’épreuve d’un homme, mais celle de toute une civilisation qui se trouve suspendue entre deux mondes. Il ne trouvera pas, à la fin de son périple, une vérité absolue, mais plutôt un chemin de réconciliation avec le chaos du monde, une compréhension que la lumière et l’ombre, la tradition et la modernité, la foi et la raison sont des partenaires nécessaires dans la danse complexe de la vie. Il n’y a pas de réponse simple, et c’est précisément ce qui donne à L’Aventure ambiguë sa portée universelle. Samba, dans sa quête de sens, nous invite à accepter que l’âme humaine, tout comme la société, soit marquée par l’ambiguïté et la tension entre des forces opposées. Son élévation ne réside pas dans un triomphe sur ces forces, mais dans une acceptation poétique de leur coexistence.

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Amadou KEBE

 

 

 

Source : Le Soleil (Sénégal)

 

 

 

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