Algérie – Maroc : La frontière, pilier du récit national

Orientxxi.info  L’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal à son arrivée à Alger le 16 novembre 2024 pour avoir soutenu la « marocanité » du Sahara, ou les menaces qui pèsent sur l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH) et son président Aziz Ghali pour l’avoir contestée, reflètent la sensibilité du problème dans les relations bilatérales entre le Maroc et l’Algérie. Retour sur l’histoire complexe du tracé des frontières au Maghreb.

La question des frontières, inhérente à la souveraineté des États, est à l’origine des tensions récurrentes entre le Maroc et l’Algérie. Elle est intimement liée à l’histoire coloniale, et à la conquête de l’Algérie à partir de 1830. Au lendemain de la défaite, en 1844, du sultan marocain Abderrahmane, allié de l’émir Abdelkader, par les troupes françaises du maréchal Thomas Robert Bugeaud à l’oued d’Isly dans la région d’Oujda, le tracé frontalier entre le Maroc et l’Algérie devient nécessaire. Le traité de Lalla Maghnia de 1845 fixe cette frontière aux rives de l’oued Kiss situé sur la frontière dans la région de l’Orientale.

En 1912, lorsque la France instaure un protectorat au Maroc, la ligne Varnier prolonge cette frontière jusqu’à Figuig, à l’est. Rien de tel en revanche au sud : la France se considère « chez elle » de part et d’autre, et l’espace reste administré par la même armée.

Le rapport de la France à ce territoire change à partir de 1952, avec la découverte de gisements de fer, de minerais (fer et manganèse) et bientôt de pétrole. En l’espace d’une décennie, ce territoire va revêtir une importance stratégique pour elle, pour le Front de libération nationale (FLN), en guerre pour la libération de l’Algérie, mais aussi pour le Maroc qui va en revendiquer une partie.

Du Sahara français au Grand Maroc

 

Dès son indépendance en 1956, le Maroc réclame, entre autres, une partie du territoire algérien figurant sur la carte du « Grand Maroc », publiée dans Al-Alam, l’organe officiel du parti nationaliste Istiqlal (Indépendance), fondé par Allal El-Fassi en 1944. Selon ce dernier : « Pour des raisons de géographie, d’histoire et de droit international, les « frontières naturelles » du Sahara marocain s’étendent jusqu’à la frontière entre la Mauritanie et le Sénégal. »1. Il réaffirme aussi les revendications du Maroc sur le Touat, Béchar et Tindouf. Dans un premier temps, la monarchie et le gouvernement marocain les considèrent comme excessives, mais, en 1958, le roi Mohammed V les reprend à son compte.

L'image représente une carte simplifiée de l'Afrique du Nord et de l'Ouest. On y voit plusieurs pays, dont le Maroc, l'Algérie, la Mauritanie, et le Mali. Une ligne rouge en pointillés trace une frontière entre le Maroc et l'Algérie. Les pays sont indiqués par leurs noms respectifs.
Espace géographique communément revendiqué comme constituant le Grand Maroc
S.O. : Sahara occidental
Kimon Berlin / wikimédia

 

Dès lors, la question des frontières devient prioritaire pour les acteurs politiques marocains. Hassan II, qui accède au trône en février 1961, reçoit à Rabat, cinq mois plus tard, Ferhat Abbas, président du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Une convention est signée et une commission doit être créée pour régler la question du Sahara algérien « dans un esprit de fraternité et d’unité maghrébines »2. Selon l’accord, une fois l’indépendance de l’Algérie acquise, le statut de cette zone serait renégocié. Mais cela ne se produira pas.

Car avant même que la convention de Rabat n’ait été ratifiée par l’Algérie, une coalition menée par Ahmed Ben Bella et soutenue par l’Armée de libération nationale (ALN) évince Ferhat Abbas du gouvernement. La nouvelle équipe refuse de rétrocéder ce territoire qui, selon la formule consacrée, aurait été « libéré avec le sang de tant de martyrs ». Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, se présente comme le garant de tout le territoire hérité de la colonisation française, et dont les négociateurs des accords de paix ont refusé la partition voulue par Paris.

En effet, en 1962, les négociations entre la France et le GPRA sur la décolonisation de l’Algérie butent sur la question du Sahara. La France avait rattaché cette partie désertique aux départements algériens, mais elle tente désormais de l’en séparer, afin de garder un contrôle direct sur les ressources en hydrocarbures et sur ses centres d’essais nucléaires. Voulant préserver cet espace tampon, vaste de 2,5 millions de kilomètres carrés entre le Maghreb et le Sahel, Paris se montre disposée à ouvrir cette « mer intérieure » à l’exploitation conjointe de ses ressources avec les pays voisins dans le cadre d’une entité juridique nouvelle, l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS). Mais lors des négociations qui aboutiront aux accords d’Évian (18 mars 1962), les Algériens refusent ce plan. Ahmed Boumendjel, l’un des négociateurs, explique que ce Sahara français signifierait l’amputation des quatre cinquièmes du territoire algérien. Dans sa volonté de mettre rapidement un terme au conflit, le président français Charles de Gaulle finit par abandonner les ambitions de la France sur le Sahara. La frontière devient alors le symbole de la souveraineté du jeune État algérien.

De son côté, Hassan II se sent trahi. Il adhère d’autant plus aux thèses de l’Istiqlal sur le « Grand Maroc » qu’elles ont déjà été adoptées par son père. Or, sur cette question de l’intégrité territoriale, la monarchie entend désormais accaparer le nationalisme et met en avant les « droits historiques du Maroc ».

Toutefois, en tant que membre des Nations unies à partir de novembre 1956, le Maroc est dans l’obligation de reconnaître les frontières issues de la colonisation, en raison du principe de l’intangibilité des frontières, tout en ne reconnaissant la Mauritanie qu’en 1969, soit 9 ans après son indépendance. Ce principe de la reconnaissance des frontières issues de la colonisation européenne est également retenu par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) lors de sa création en 1963, et l’Algérie s’appuie sur celui-ci.

L'image est une carte géographique représentant une partie du Maroc et de l'Algérie, avec des indications relatives aux frontières et aux juridictions. On peut y voir des villes importantes comme Tanger, Rabat, Fès et Agadir au Maroc, ainsi que des zones comme Tindouf et Colomb-Béchard en Algérie. Des lignes en pointillés sont tracées pour illustrer les limites administratives et les frontières historiques. Les légendes indiquent les différentes lignes délimitant les juridictions française et marocaine dans la région du Sahara.
Frontière entre le Maroc et l’Algérie (1963)
Publié dans Anthony S. Reiner, «  Morocco’s International Boundaries : A Factual Background  », The Journal of Modern African Studies, Vol. 1, No. 3, septembre 1963, pp. 313-326 (Cambridge University Press)

Répression contre la gauche

 

Désormais, Alger se réfère au droit international, et Rabat à l’histoire. Ce sont également deux régimes politiques fondamentalement différents qui se disputent l’hégémonie au Maghreb, et s’affrontent par tous les moyens. L’aide fournie par Alger aux opposants au pouvoir marocain vient appuyer cette dimension idéologique, dans un contexte qui voit l’Istiqlal se scinder en deux. Son aile conservatrice garde le nom, mais la seconde, qui est très critique envers la monarchie, devient l’Union nationale des forces populaires (UNFP). Sur la question territoriale, les leaders de l’UNFP vont farouchement s’opposer à la monarchie : Mohamed Basri (dit Fqih Basri), qui a trouvé refuge en Algérie, et Mehdi Ben Barka déclarent que l’UNFP « n’a pas de visée expansionniste », ce dernier allant jusqu’à qualifier de « camouflage de la vie politique intérieure » la revendication territoriale formulée par la monarchie3.

Ainsi, à partir du désaccord frontalier, un conflit politique prend forme entre les deux grands États du Maghreb. Le succès de la révolution algérienne a suscité un sentiment d’insécurité chez le voisin marocain. Hassan II craint une déstabilisation de son régime politique, si la révolution algérienne venait à franchir la frontière, comme le répètent sans cesse les dirigeants algériens. En mars 1963, dans un entretien donné au journal égyptien Al-Ahram, le colonel et futur président de la République Houari Boumédiène déclare : « La révolution algérienne ne saurait se limiter aux frontières de l’Algérie. »

Pour Hassan II, la gauche marocaine, acquise aux idées révolutionnaires, peut être un vecteur de cette révolution algérienne. En juillet 1963, il tente ainsi de décapiter l’opposition en prétextant un complot à son encontre de la part de dirigeants de l’UNFP. Plus de 100 personnes sont impliquées, certaines jugées très sévèrement : 11 personnes sont condamnées à mort, dont huit par contumace, parmi lesquels Mehdi Ben Barka.

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Khadija Mohsen-Finan

Politologue, enseignante (université de Paris 1) et chercheuse associée au laboratoire Sirice (Identités, relations internationales

 

 

 

Source : Orientxxi.info  

 

 

 

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