Le Soleil – Un peu plus de trois années après son prix Goncourt (2021), Mouhamed Mbougar Sarr donne du temps à son lectorat pour la digestion de son immense roman, « La plus secrète mémoire des hommes ». Il s’est confié au « Soleil ».
Quel a été votre modus vivendi pendant les années qui ont suivi votre Goncourt ?
Si je devais trouver une image de comparaison, je crois que celle du tourbillon serait la plus appropriée ; un tourbillon rapide et vorace, auquel il était impossible d’être préparé. Le nombre de sollicitations, d’invitations, de propositions de toutes sortes (y compris quand elles n’avaient rien à voir avec la littérature) a explosé. J’ai passé les trois dernières années à voyager et parler de mes livres. Moins d’un an après l’attribution du prix, les premières traductions ont commencé à paraître. Il a donc fallu que j’aille soutenir mes éditeurs étrangers dans la promotion du livre. J’ai donc voyagé dans une trentaine de pays répartis sur quatre continents, sans compter les activités quand j’étais en France. Autant dire que j’ai passé peu de temps chez moi. À une certaine période, je n’y revenais que pour changer de valise et repartir. Il m’est arrivé de me réveiller en pleine nuit et de ne plus savoir dans quel pays j’étais. Cela a bien évidemment un impact sur la santé physique, la vie mentale et le temps d’écriture. Mais, je ne me plains pas. Cela reste une belle aventure, et j’ai conscience d’être assez privilégié. J’ai découvert des pays et des lectorats extraordinaires. Mon plus récent voyage, par exemple, au Brésil, m’a beaucoup ému et empli de joie et de gratitude.
Après un chef-d’œuvre, beaucoup d’écrivains ont eu du mal à se remettre à l’écriture (exemple de Cheikh Hamidou Kane). Comment personnellement percevez-vous cette situation ?
Je ne crois pas avoir écrit un chef-d’œuvre. Le livre le plus important est toujours le prochain. « La plus secrète mémoire des hommes » continue sa vie. Il réunit des lecteurs dans le monde entier. C’est un magnifique destin et j’en suis heureux. Mais je songe déjà à la suite.
Votre regard a-t-il changé sur le rôle social de l’écrivain après la polémique qui avait éclaté au Sénégal après votre Goncourt ?
Mon regard n’a pas fondamentalement changé. Mais ce qui s’est passé, au-delà de la violence verbale et symbolique, au-delà de l’éphémère buzz, au-delà des flamboyantes prises de position, est venu confirmer certaines intuitions que j’avais sur le sens du travail de la littérature dans le contexte social, culturel, politique de notre pays. Ces intuitions sont nombreuses et je ne pourrai les développer toutes ici. Mais l’une d’elles me paraît importante : un écrivain ne doit jamais chercher à correspondre aux attentes culturelles de sa société. À mon sens, dans son oeuvre, seuls sa sensibilité, sa douleur, sa lucidité, sa mélancolie, son ironie, son courage, sa joie, sa langue, intimes, doivent commander. Cette fidélité à sa vérité intérieure est son honneur ; et sans chercher à provoquer puérilement, c’est à sa conscience d’artiste qu’il doit rendre des comptes. La société lui en demandera, nécessairement. Elle est sans doute dans sa fonction et son droit. Mais l’écrivain a, parmi beaucoup de fonctions, ce devoir : indiquer les lieux où la société est hétérogène, hypocrite, silencieuse, violente. Cette tension entre l’écrivain et sa société est nécessaire. L’écrivain doit l’assumer. Voilà comment je vois les choses.
D’où vous viennent les substrats (inspiration) des récits que vous relatez dans vos romans ?
Une part importante de mon travail a pour source des récits entendus ou aventures vécues pendant l’enfance. Il s’agit donc d’un travail de mémoire et de recréation de la mémoire. Une autre part importante vient de l’observation du réel, et particulièrement des lieux invisibles (qu’on veut rendre invisible) du réel, soit parce qu’ils sont honteux, soit parce qu’ils sont violents. Il s’agit donc d’un travail d’élucidation. Enfin, une dernière part provient de ma bibliothèque et de mes lectures, puisque la littérature, pour moi, naît toujours de la littérature.
S’il y en a, quel est le rituel qui suit la gestation de vos romans ?
Je n’ai ni structure ni plan préalablement établis. Je suis surtout les questions des personnages, les images premières de paysages. J’essaie d’atteindre ce point où l’écriture génère sa propre composition, son propre rythme, sa propre tension. La forme se construit d’abord, puis elle vous construit et devient la substance même de l’écriture. Le point que j’évoque est un endroit difficile à atteindre, le centre du labyrinthe, d’une certaine manière, mais une fois-là, je me sens comme un musicien de jazz qui obéit à autre chose qu’à une partition. Ce n’est ni improvisé totalement, ni prévu. C’est simplement l’écriture qui, mûre, sait où elle va et me porte avec elle. J’écris la nuit, c’est la seule constante.
Derrière chaque écriture, se cache, a priori, une idée de véhiculer une pensée. Est-ce qu’en tant qu’écrivain, vous avez au préalable tendance à avoir une idée nette de ce que vous voulez raconter ?
Pour être honnête, non. Je n’ai jamais compris l’intérêt de savoir ou voir clairement avant de l’avoir écrit, ce qu’on va écrire. Où serait le frisson de la découverte, le frisson de l’inconnu dans lequel on entre ? Je charge l’écriture de préciser ma pensée ou ma sensibilité qui sont là, mais auxquelles manque une forme. Écrire est la recherche de cette forme.
Dans vos quatre romans respectifs, la question de la dignité humaine semble être le prétexte de vos récits. Est-ce là une manière de mettre la littérature au chevet de l’humaine condition ?
Ce qui m’intéresse, en effet, c’est de chercher les formes de dignité possibles sous les nombreuses dominations ou humiliations de nos sociétés. Que la violence provienne de terroristes islamistes, d’une administration inhospitalière ou d’un système esclavagiste moderne, d’une société qui discrimine ses minorités ou d’une histoire littéraire coloniale et dissymétrique, ceux et celles qui la subissent tentent toujours d’affirmer leur humanité, d’une façon ou d’une autre. J’aime plonger dans les ombres humaines, car je veux voir l’expression du regard humain dans l’ombre.
Dans « La plus secrète mémoire des hommes », vous dites qu’écrire nécessite toujours autre chose. De manière factuelle, quelle est cette « autre chose » dont vous faites l’éloge et qui vous a réussi dans l’écriture de vos romans ?
Si je le savais, je n’écrirais plus et j’irais cultiver mon champ dans mon village. Cette autre chose est le secret même de la littérature. C’est la plus secrète mémoire des hommes. Personne ne les connaît, mais elles existent, et m’obsèdent.
Votre culture sérère apparaît nettement dans vos romans. Qu’est-ce qui explique cette « sérèritude » qui apparaît dans vos romans, notamment dans « La plus secrète mémoire des hommes » ?
Je parlais tout à l’heure de l’inspiration essentielle des récits de l’enfance. Il se trouve que ces récits proviennent de la culture sérère, qu’ils m’ont été donnés dans cette langue. La richesse de cette culture – les chants, la lutte, le travail de la terre – me fascine, et il ne passe pas un jour sans que je découvre un fragment de cette mythologie, de cette cosmologie, de cette cosmogonie. Je me sens profondément de là. Il est normal que cela transparaisse dans ma sensibilité littéraire.
Votre carrière littéraire se cantonne, pour le moment, au roman. Envisagez-vous d’écrire dans un autre genre ?
Oui, cela arrivera certainement. L’essai, le théâtre. J’aimerais. La poésie, je ne pense pas, même si j’en lis beaucoup. Mais, pour l’heure, le roman m’appelle plus fortement. Et comme sa forme est assez souple pour intégrer tous les autres genres, je les approche par-là, en attendant de m’y confronter directement.
Pensez-vous écrire en langue wolof ou même en sérère qui est votre langue maternelle ?
Oui, j’ai entrepris de suivre des cours de langue wolof. J’espère pouvoir écrire directement un roman dans cette langue, ou en sérère, un jour. J’en ai, en tout cas, l’envie profonde.
Au demeurant, avez-vous une oeuvre en gestation ?
Oui, mais il est trop tôt pour en parler. Tout ce que je peux en dire, s’il ne change pas, c’est qu’il se déroulera pour une large part en pays sérère.
Le Sénégal a récemment élu un nouveau président de la République. Quelle est, selon vous, la politique culturelle et sociale que devrait adopter le nouveau régime ?
Une politique dans laquelle la culture ne serait pas considérée comme un appendice tout à fait secondaire et anecdotique de la vie d’une nation. Une politique dans laquelle la culture ne serait pas subordonnée aux agendas politiques. Une politique dans laquelle la culture ne serait pas réduite au divertissement. Un politique dans laquelle la culture serait, pour tous, pas seulement aux habitants des grandes villes. Une politique dans laquelle, dès l’enfance, on apprendrait à respecter les artistes pour leur travail. Une politique dans laquelle on se souviendrait des artistes du passé, où on n’attendrait pas leur mort pour d’artificielles commémorations. Une politique, enfin, où la culture serait toujours exigeante et non point alignée sur les émotions immédiates et faciles. Toute cette vision est un rêve, peut-être. On verra bien.
Entretien réalisé par Amadou KÉBÉ (Stagiaire)
Source : Le Soleil (Sénégal) – Le 05 janvier 2025
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