Une phrase a valu au ministre sénégalais chargé de l’administration et de l’équipement à la présidence d’être limogé, le 31 décembre. « Les tirailleurs sont des traîtres. Ils se sont battus contre leurs frères », avait déclaré Cheikh Oumar Diagne, sur la chaîne de télévision locale Fafa TV, le 21 décembre. Cette sortie a immédiatement provoqué une vive polémique dans le pays, y compris parmi les soutiens du président, Bassirou Diomaye Faye, qui se sont publiquement déchirés pour la première fois depuis leur arrivée au pouvoir en mars.
Des débats qui surviennent alors que le nouveau chef de l’Etat sénégalais, souverainiste et panafricaniste, contraint la France à revoir sa collaboration avec son ancienne colonie. Bassirou Diomaye Faye a annoncé en novembre qu’il exigeait le départ des soldats français stationnés au Sénégal – une base y demeure depuis l’indépendance.
Au Sénégal, les tirailleurs sont surtout le symbole d’un crime commis à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, le 1er décembre 1944, lors duquel l’armée française a tué plusieurs dizaines – voire centaines, selon des historiens – de soldats africains qui réclamaient le paiement de leur solde. Un drame que la France n’a qualifié de « massacre » qu’en novembre dernier.
« Si la France reconnaît ce massacre, elle le fait aussi pour elle-même car elle n’accepte pas qu’une telle injustice entache son histoire », a déclaré le ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, le 1er décembre, lors des célébrations du 80e anniversaire de ce crime, estimant que l’épisode est une « plaie béante dans notre histoire commune ».
Notion de « frères » en partie anachronique
Souvent qualifiés de héros, les soldats africains qui combattaient pour la puissance colonisatrice ont également été mal perçus par le passé, rappelle Martin Mourre, historien français spécialiste des tirailleurs. « Après les indépendances, ils ont pu être considérés de manière négative. »
De fait, la mémoire des tirailleurs diffère dans d’autres contrées. Au Maroc, on se souvient du massacre d’avril 1947 au cours duquel ces militaires ont tué des dizaines de civils. A Madagascar, on sait que, la même année, en pleine insurrection, l’armée française se repose aussi sur eux pour mener à bien la répression qui a fait quelque 100 000 morts. Les tirailleurs africains ont aussi été envoyés dans d’autres colonies, comme le Vietnam, l’Algérie et le Cameroun. Lors d’une rencontre avec Le Monde, un ancien tirailleur, N’Dongo Dieng, faisait part du trouble qui l’avait envahi lors de son déploiement en Algérie, chez d’autres musulmans, « comme nous », confiait-il.
Cheikh Oumar Diagne met le doigt sur le rôle des tirailleurs dans la violence coloniale, alors que la France avait décidé que l’expansion impériale devait être menée par des troupes puisées dans son empire. Mais la notion de « frères » africains mobilisée par M. Diagne est en partie anachronique, note M. Mourre. Lorsqu’ils se lancent dans la conquête coloniale à la fin du XIXe siècle, les tirailleurs ne peuvent pas connaître un discours panafricain qui n’a pas encore vu le jour. De la même manière, le mot « traître » semble faire l’impasse sur les modes de recrutement des tirailleurs, rappelle l’historien Pape Chérif Bertrand Bassène, spécialiste de l’histoire coloniale. Certains étaient des esclaves « rachetés » par la France.
« Héros, traîtres, victimes, il est de toute manière restrictif de résumer ainsi ce que furent les tirailleurs », explique M. Bassène. Ce dernier souligne aussi que la complexité de la perception des tirailleurs explique qu’il aura fallu du temps avant de voir commémorer le massacre de Thiaroye au Sénégal, à propos duquel l’Etat est longtemps resté discret.
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