
BBC Afrique – De Dakar à Abidjan en passant par Cotonou, Lomé et bien d’autres capitales africaines, des voix s’élèvent de plus en plus pour alerter sur le « cercle vicieux » qu’est le pari sportif. Un cercle qui se ferme dangereusement sur la jeunesse africaine, selon de nombreux médecins psychiatres ou addictologues.
Les noms des personnes qui témoignent dans cet article ont été changés pour préserver leur anonymat.
Depuis Lomé, la capitale togolaise, Assad nous confirme comment, avec le soutien de ses collègues friands des jeux de hasard, il a misé tout son salaire dans un pari sportif un soir. Et depuis, il ne se sépare pas de ces jeux, malgré les pertes qu’il engrange, objet du divorce d’avec sa femme.
Julien, étudiant à Cotonou, nous raconte aussi au téléphone, comment il a raté sa soutenance en 2023, après avoir pris l’argent pour jouer au pari. « J’étais sûr de gagner ce pari, vu la combinaison qu’on avait faite ». Il en est de même pour Charles, revendeur de chaussures au marché Kumasi à Abidjan, qui, avec les pertes qu’il a accumulées dans le pari sportif, a fini par laisser son commerce qui était florissant dans un état précaire.
Dans la capitale sénégalaise, l’association « Non Aux Paris Sportifs » nous livre ses regrets quant à l’état de dépression dans lequel se trouve un jeune homme dépendant des paris.
« Récemment j’ai eu à échanger très longuement avec la famille d’un certain Ibou, que ses parents ont été obligés d’hospitaliser dans un hôpital psychiatrique car il était devenu innarrêtable, il ne pouvait plus s’empêcher de jouer et à chaque fois qu’il perdait de grosses sommes, il envisageait de se suicider », raconte Seydina Oumar Diagne, le responsable de « Non Aux Paris Sportifs », une association qui lutte contre les paris sportifs, surtout au niveau des mineurs.
Il y a quelques années, selon Souleymane rencontré à Dakar, un ancien parieur qui a finalement réussi à sortir des liens de cette addiction, il fallait se déplacer vers les kiosques de paris sportifs éparpillés un peu partout dans les quartiers populaires de la capitale sénégalaise pour faire le pari et récupérer l’argent lorsqu’on avait gagné.
Mais aujourd’hui, grâce aux applications que les sociétés de pari mettent en ligne, chacun peut rester chez lui et parier, même les mineurs à l’insu de leurs parents.
« Le phénomène devient de plus en plus viral au niveau national, on reçoit de plus en plus de jeunes qui sont dépendants, et ça peut aller de 11 ans jusqu’à 70 ans », confie à BBC Afrique le Dr Abou SY, Psychiatre addictologue au Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (CEPIAD).
Au Sénégal, le phénomène inquiète énormément. « Non Aux Paris Sportifs » est une association créée par des jeunes qui mènent des actions pour se faire entendre par les autorités du pays.
« Au Sénégal un homme de tenue s’est suicidé récemment, car il avait contracté une grosse dette à cause de ces Paris Sportifs, sur X on reçoit énormément de demande d’aide de certains joueurs car ils sont dans une dépression liée à cette addiction », nous confirme Seydina Oumar Diagne, de l’association « Non Aux Paris Sportifs ».
Il arrive, poursuit-il, que certains jeunes deviennent irrécupérables à cause de ces jeux, une source de détresse pour leur famille et les proches qui ne cessent d’appeler cette association à l’aide.
« Non Aux Paris Sportifs » pointe du doigt notamment les plateformes de pari en ligne qui sont devenus accessibles à tout le monde, y compris aux mineurs.
« Notre société est inondée par tout ce qui est technologie de l’information et de la communication qui fait qu’il y a une facilité d’accès à certaines choses. Malheureusement, cette facilité est détournée par certaines personnes, ce qui aboutit à des désordres sociaux », dénonce le Dr Abou SY.
Au nom du pari…
Crédit photo, Getty Images
Dans le cadre de ce reportage, nous avons réussi à nous introduire dans un groupe WhatsApp créé par des parieurs togolais. Ils sont plus de 300 personnes dans le groupe et parient régulièrement, surtout, lors des grands matchs du Champions League, de La Liga et bien d’autres compétitions sportives de haut niveau.
« Moi je suis dans trois groupes comme ça. Il y a des gens qui nous donnent des astuces pour miser sur les bonnes cotes », nous dit Sèvi, cadre d’une institution de microfinance à Lomé, qui ne se lasse pas des paris. C’est d’ailleurs lui qui a facilité notre introduction dans le groupe en question.
Samedi 23 novembre 2024, beaucoup de matchs étaient prévus dans la soirée. D’abord ça discutait dans le groupe autour d’une rencontre de la Bundesliga, notamment le match Borussia Dortmund contre Fribourg. Chacun misait sur la cote qu’il jugeait gagnant. Les mêmes opérations et discussions ont été animées lors d’autres matchs de la soirée comme Barcelone vs Celta Vigo.
Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer le pourcentage de personnes qui ont gagné ou perdu dans ce groupe de plus de 300 membres ce jour-là, mais le constat est qu’à la fin de toutes ces rencontres, le groupe était resté moins animé qu’avant le début des matchs, et ce, jusqu’au lendemain. Un silence qui montre qu’il y a eu beaucoup de perte, selon Sèvi.
« Il me restait un seul corner pour gagner 4585 FCFA, parce que j’ai misé 500 FCFA. Il y a eu 7 corners alors que j’ai misé 8. C’est comme ça, nous perdons en étant tout près du but », raconte Sèvi lorsque nous l’avons joint au téléphone après le match Dortmund contre Fribourg.
… du gain
Crédit photo, Sèvi
« Il m’arrive de gagner sur deux matchs dans la même journée. Mon jackpot, je l’ai eu l’année dernière, 1,2 million », confie l’administrateur du groupe qui n’a pas voulu nous en dire plus.
Il ne se plaint pas comme les autres membres du groupe qui se jettent dans les bras du stress, de la frustration et parfois mêmes de la dépression à la fin de chaque match. « C’est quelqu’un qui gagne très souvent, contrairement à nous qui attendons des jours pour gagner 10 ou 20 000 FCFA », confirme Sèvi.
Le groupe est majoritairement composé de jeunes dont la seule ambition est de gagner les paris. Peu importe le nombre de fois qu’ils perdent, ils recommencent.
« Parce qu’ils voient les autres gagner, ils sont convaincus qu’ils peuvent gagner aussi. Ils mettent tout leur espoir dans ce jeu à telle enseigne qu’il leur arrive de penser qu’ils ne peuvent pas vivre sans ces jeux », indique Prof Charles Azouna, sociologue dans une université privée à Lomé.
« Il est très facile d’entrer dans ce jeu, mais très difficile d’en sortir. Une fois que la personne entre, cela devient une maladie qu’il faudra soigner. Malheureusement, ces personnes n’acceptent pas de venir se soigner », regrette le Dr Abou Sy du Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (CEPIAD).
Dans le groupe togolais de pari, Yaovi, infirmier dans une clinique à Lomé, confie avoir à plusieurs reprises pris la résolution de ne plus faire le pari.
« Lors des matchs, tu ne peux plus rien faire. Toute ta concentration est sur le match. C’est comme si une fortune t’attend à la fin du match. Mais la plupart du temps, c’est la défaite, l’échec que nous récoltons. Ça frustre énormément. Tu peux parfois faire une crise », dit-il.
Pour lui, il faut avoir une source de revenus avant de s’aventurer sur le terrain des paris. « Comme ça tu sais que si tu perds, il y a ton activité qui peut te rapporter de l’argent. Je ne sais pas comment font ceux qui comptent sur les paris pour vivre ».
Isidore Kouwonou
BBC Afrique
Reporting from Dakar
Source : BBC Afrique (Royaume-Uni)
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