« En réclamant leur dû, c’est la mort qu’ils ont obtenue »

Thiaroye 44, l’interminable mensonge d’État (3/3)

Afrique XXIBonnes feuilles · Depuis plusieurs années, l’historienne Armelle Mabon se bat pour faire éclater la vérité sur le massacre de Thiaroye. Dans son dernier livre, Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État, elle ne se contente pas de démonter la thèse officielle, elle dénonce également la machination qui a permis à la France d’invisibiliser ce crime pendant plusieurs décennies.

Depuis de nombreuses années, Armelle Mabon se bat non seulement pour que l’histoire soit dite sur le massacre de Thiaroye, mais aussi pour que justice soit rendue à ses victimes, dont on ne connaît toujours pas le nombre exact, et dont on ignore même où elles ont été inhumées. Cette longue quête semée d’embûches, au cours de laquelle elle a dû faire face non seulement au silence de l’État français, et notamment du ministère des Armées, mais aussi à la méfiance (pour ne pas dire la défiance) d’une partie de sa propre « famille » académique, et même à plusieurs coups bas, elle la raconte dans un ouvrage publié chez Le Passager clandestin en ce mois de novembre 2024 : Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État.

Il ne s’agit pas seulement d’établir la vérité historique – ou du moins une partie de la vérité – sur cette tuerie commise par l’armée française sur des hommes qui revenaient d’un long calvaire en Europe : faits prisonniers par les Allemands dès le début de la Seconde guerre mondiale, ceux que l’on appelaient alors les « tirailleurs sénégalais » venaient tout juste de refouler le sol de leur continent et attendaient de toucher l’argent qui leur était dû avant de retourner dans leur village, au Sénégal ou ailleurs, lorsqu’ils ont été exécutés dans la banlieue de Dakar. Pour Armelle Mabon, ce livre doit aussi permettre de dénoncer la machination qui a permis à la France d’invisibiliser ce crime de masse pendant de nombreuses décennies, et de pointer la complicité de sa propre profession dans cette silenciation.

Une version qui « ne tient pas »

 

Ce livre passionnant, révoltant aussi, se décompose en trois parties. La première est consacrée à la « déconstruction du récit officiel ». Avec sa plume sans concession et une quantité considérable d’archives (publiques et privées), l’historienne détruit méticuleusement la version donnée par l’armée, « qui ne tient pas ». Évoquant une « machination » visant à « camoufler le nombre de victimes » mais aussi à « faire croire à une rébellion armée » qui, selon elle, n’a jamais existé, et même à « aboutir à la condamnation de 34 innocents via un procès mené à charge », elle soutient la thèse d’un « massacre prémédité », dont elle cherche à établir un bilan. Selon elle, ce ne sont pas 35 tirailleurs qui ont été tués ce 1er-décembre 1944 (le chiffre qui a longtemps été avancé par la France), ni même 70 (le chiffre donné par le président François Hollande en 2014, lors du 70e anniversaire du massacre), mais probablement plus de 300.

Dans la deuxième partie, Armelle Mabon, qui ne rechigne pas à se mettre en scène, décrypte la manière dont a été perpétué ce « mensonge d’État ». L’historienne se transforme dès lors en inspectrice, et même parfois en juriste, menant sa quête indice après indice, décelant les failles et multipliant les pistes. « J’ai été confrontée à une véritable omerta, m’obligeant à adopter une posture plus ou moins inédite pour une historienne, écrit-elle. C’est pourquoi ces dix dernières années ont été jalonnées de recours devant la justice administrative pour forcer l’État à mettre à disposition l’ensemble des archives, à rendre lisibles les lettres sous le caviardage, à réparer le préjudice subi par les familles. » Seule ou presque face à la machine d’État, elle ne parvient pas toujours à obtenir ce qu’elle veut, mais sa quête – outre de provoquer bien des nuits blanches du côté des tenants de la ligne officielle – permet de démontrer les faux-semblants du pouvoir politique et la gêne évidente de l’institution militaire.

Enfin, dans la troisième partie, l’historienne règle ses comptes avec certaines collègues qui, au lieu de l’appuyer, ou simplement de lui laisser faire son travail, lui ont mis des bâtons dans les roues, préférant soutenir la thèse officielle plutôt que de l’interroger. Ce chapitre permet de questionner le rôle de la recherche, et notamment de la recherche historique. En mettant les pieds dans le plat, Armelle Mabon brise un tabou tenace, celui de la prétendue neutralité des chercheures. Assumant d’en avoir fait un combat personnel, elle dédie d’ailleurs son enquête aux victimes de Thiaroye : « Les hommes de Thiaroye m’ont offert une vie d’une rare intensité. Peut-être que, de là où ils sont, ils regardent avec amusement cette historienne bretonne, blanche, qui a consacré une partie de sa vie à restaurer leur dignité », conclut-elle.

 

L’extrait qui suit est tiré du premier chapitre consacré à la déconstruction du récit officiel. Il met en évidence un pan méconnu de ce massacre : la spoliation dont ont été victimes les tirailleurs de Thiaroye. (Les intertitres sont de la rédaction. Nous n’avons conservé que quelques notes. Pour les nombreuses sources avancées par Armelle Mabon pour étayer son propos, se reporter à son livre.)


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Une revendication rendue « illégitime »

 

« COMME EN ATTESTE LE RAPPORTRAT, c’est la circulaire n° 2080 du 21 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre – introuvable dans les fonds d’archives – qui réglemente pour ce contingent le paiement de la solde de captivité. Elle précise qu’un quart de ce paiement doit être réglé en métropole, le reste au débarquement en Afrique. C’est pourquoi, à leur arrivée à Dakar, les rapatriés réclament logiquement les trois quarts restants1. Cette réglementation est corroborée par une note sur le rapatriement des ex-prisonniers de guerre coloniaux du 25 octobre 1944 émanant du ministère des Colonies :

Un quart des sommes dues a été versé aux tirailleurs qui doivent partir : ces versements ont été effectués en monnaie française. Il leur a été également remis un certificat attestant le montant qui leur est encore dû à leur arrivée.

Le 31 octobre 1944, le ministre des Colonies René Pleven confirme ces dispositions dans un courrier au gouverneur de l’AOF [Afrique-Occidentale française].

Le 16 novembre 1944, alors que le Circassia vient de quitter Casablanca, une modification de la réglementation sur le versement des soldes est édictée :

Par modification dispositions DE n° 2080 et 3612 TC/SA2 des 21 octobre et 4 novembre 1944 militaires indigènes coloniaux rentrés de captivité devront être payés avant rapatriement sur colonie d’origine de la totalité rappel de soldes captivité au lieu 1/4 avant embarquement et reliquat arrivée colonie destination.

Bien évidemment, cette modification ne pouvait être appliquée rétroactivement au contingent s’apprêtant à débarquer à Dakar. Mais, après le massacre, les autorités devaient trouver le moyen de rendre illégitimes les revendications sur le paiement des rappels de solde des rapatriés. Une circulaire du 4 décembre 1944, soit trois jours après le massacre, vient confirmer le télégramme du 16 novembre 1944 : « [Les soldes de captivités] seront payées [intégralement] avant le départ de la métropole.  » Mais ce n’est pas tout : une note de bas de page a été insérée : «  Cette mesure a déjà été appliquée au détachement parti de France le 5 novembre.  » Par cette machination, les revendications sur le paiement des rappels de soldes sont devenues a posteriori illégitimes.

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Rémi Carayol

Journaliste

 

 

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

 

 

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