Des descendants de tirailleurs face aux « intérêts de l’Empire »

Thiaroye 44, l’interminable mensonge d’État (2/3)

Afrique XXI – Témoignages · Biram Senghor a perdu son père à Thiaroye. Celui d’Yves Abibou a survécu au massacre, mais a été condamné pour mutinerie armée. Depuis le Sénégal pour l’un, la France pour l’autre, ces fils de tirailleurs demandent justice et réparation. Mais quatre-vingts ans après les faits, la France continue de botter en touche.

Quand il a déposé une demande de révision du procès de son père, Yves Abibou espérait sincèrement que la France finirait par lui rendre justice. Tirailleur africain rescapé du massacre de Thiaroye en décembre 1944, Antoine Abibou, né vers 1910 et mort en 1982, avait été condamné quelques mois plus tard pour « rébellion armée ». Mais en décembre 2015, la Cour de cassation a rejeté la demande de son fils. « Ça a été un choc pour moi de voir que la France était encore vent debout contre la vérité, confie ce dernier. Ça veut dire qu’encore aujourd’hui, il y a des gens qui défendent les intérêts de l’Empire. »

Natif du Togo, qui est à l’époque une ancienne colonie allemande placée sous mandat français, Antoine Abibou participe aux combats du printemps 1940 sur le sol métropolitain, au début de la Seconde Guerre mondiale. Capturé par l’armée allemande, il passe plusieurs années dans divers Frontstalags, des camp de prisonniers situés en territoire français, avant de s’évader et de rejoindre la résistance intérieure française. En cours de rapatriement et de démobilisation, il est présent le 1er décembre 1944 au camp de Thiaroye, dans la périphérie de Dakar, quand l’armée française tire à l’automitrailleuse sur des centaines de ses propres soldats. Des tirailleurs africains qui, comme Antoine Abibou, réclamaient simplement le paiement de leurs arriérés de solde et de leur prime de démobilisation. Bilan : 35 ou 70 morts selon les différents rapports militaires de l’époque, possiblement de 300 à 400 selon des historiens d’aujourd’hui.

Considéré comme un des meneurs de ce que l’armée s’empresse de qualifier de « mutinerie », Antoine Abibou est arrêté. En mars 1945, comme 33 autres survivants du massacre, il est condamné par le tribunal militaire de Dakar. Il écope de la plus forte peine : dix ans de prison pour « refus d’obéissance », « outrages à supérieurs » et « rébellion commise par des militaires armés » avec la circonstance aggravante d’en avoir été « l’un des instigateurs ».

« Un assassinat pur et simple ! »

 

Cette soi-disant mutinerie n’a « évidemment jamais été armée », défend son fils Yves Abibou, à l’unisson des plus récents travaux de recherche sur la question. Il n’y a « jamais eu de rébellion armée ni de mutinerie suivie d’une répression sanglante, mais bien un massacre prémédité », soutient l’historienne Armelle Mabon dans son dernier ouvrage, Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État (Le Passager clandestin, 2024).

« Les recrues africaines, accusées de “mutinerie”, verront mourir au moins 70 de leurs innocents camarades, fauchés par les automitrailleuses. Aucun mort, aucun blessé du côté de l’armée ! Drôle de mutinerie que celle qui fait des dizaines de morts du côté des mutins et aucun mort, aucun blessé, du côté des “forces de l’ordre”1. Soyons clairs : c’est un assassinat pur et simple ! » tranche aussi l’historien congolais Elikia M’Bokolo, dans sa préface au livre de son collègue Martin Mourre, Thiaroye 1944 : histoire et mémoire d’un massacre colonial (Presses universitaires de Rennes, 2017).

En 1947, après deux ans d’incarcération, les rescapés condamnés sont libérés à la faveur d’une loi d’amnistie. Antoine Abibou rejoint l’Hexagone, où il travaillera comme ouvrier dans des usines d’automobiles. Il ne tarde pas à rencontrer une Parisienne, et plusieurs enfants naissent de cette union, dont Yves, qui fera sa vie dans le sud de la France, en Aveyron. Quelques décennies plus tard, c’est lui qui tentera de faire innocenter son père. Car si l’amnistie a rendu la liberté à Antoine Abibou et à ses camarades, tous sont restés coupables aux yeux de la loi.

« Il faut qu’on sache »

 

« Allergique à l’injustice », Yves Abibou a mis des années à comprendre et à digérer le mauvais sort fait à son père. Le jour où un collègue de travail, un Sénégalais comme lui, lui a prêté la cassette vidéo du film d’Ousmane Sembène, Camp de Thiaroye (qui dépeint à merveille le révoltant racisme colonial aboutissant au massacre), il a dû faire une pause dans le visionnage. Quand il a rappuyé sur « play », la cassette s’est bloquée dans le magnétoscope… Il a mis des années avant de regarder la suite, tant il appréhendait la confrontation avec ce passé « insupportable ».

Ce n’est qu’au début des années 2010, après avoir été sollicité par le journaliste Raphaël Krafft et l’historienne Armelle Mabon, qu’Yves Abibou entame les démarches pour faire réviser le procès de son père. Pourquoi ? « Peut-être, d’abord, pour me réparer moi-même », répond-il. Mais sa demande de justice et de vérité correspond aussi à une forme de thérapie sociale, au sein de la société française comme dans les anciennes colonies. Car « il y a des gens dont les parents ont été massacrés » pendant la colonisation. Et d’autres dont les pères ont commis des massacres. « On n’est pas responsables de ce qu’ont fait nos aînés ou cet empire, mais il faut qu’on le dise. Il faut qu’on le sache. » Pour que « chacun puisse retrouver une forme de sérénité ».

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Clair Rivière

Journaliste indépendant entre Dakar et Marseille, Clair Rivière travaille notamment sur des questions de droits humains et de migration

 

 

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

 

 

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