Afrique XXI – Analyse · En décembre 1944 au Sénégal, l’armée française ouvrait le feu sur des tirailleurs africains qui réclamaient simplement leur paye. Quatre-vingts ans après, on ignore toujours le nombre des victimes, tout comme l’endroit où elles ont été enterrées. La France continue de faire obstacle à la vérité. Explications.
Longtemps, Biram Senghor est allé se recueillir au cimetière militaire de Thiaroye, en s’inclinant au hasard devant telle ou telle tombe. Comment aurait-il pu savoir laquelle était celle de son père, Mbap Senghor, tombé le 1er décembre 1944 sous les balles de l’armée à laquelle il appartenait ? Ici, dans cette enceinte funéraire de la banlieue de Dakar coincée entre la route nationale 1 et une usine d’engrais, toutes les sépultures sont anonymes. Et peut-être vides. Car rien ne garantit que les victimes du massacre de Thiaroye sont enterrées ici. Leurs corps ont vraisemblablement été jetés à la fosse commune, mais où ? Quatre-vingts ans après la tuerie, on ne le sait toujours pas. On ne connaît pas non plus le nombre exact de victimes, ni l’identité de la plupart d’entre elles. Pourquoi tant de zones d’ombre ?
En mars 1945, en conclusion de son rapport d’enquête1 sur « les événements de Thiaroye », l’inspecteur des colonies Louis Mérat faisait cette recommandation : « Le mieux est que l’oubli (que faciliteront des mesures appropriées) vienne promptement atténuer le souvenir de ces heures d’égarement. » Objectif à moitié raté : huit décennies plus tard, l’affaire de Thiaroye fait parler d’elle comme jamais, d’autant que les nouvelles autorités sénégalaises ont décidé de se réapproprier sa mémoire2. Mais vœu à moitié exaucé : malgré les efforts des historiens, de nombreuses incertitudes et inconnues entourent encore les circonstances du massacre.
Thiaroye n’est pourtant pas un désert archivistique : dans les différents fonds, on dispose « au bas mot de plus de 1 400 feuillets » qui relatent l’événement et ses conséquences, dénombre l’historien Martin Mourre dans son livre Thiaroye 1944 : histoire et mémoire d’un massacre colonial (Presses universitaires de Rennes, 2017). Mais ces archives comportent des manques flagrants et des contradictions. Parfois, elles mentent tout simplement.
Quatre années de captivité
En 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. Aux quatre coins de l’empire colonial français, c’est la mobilisation générale. À l’image de Mbap Senghor, qui laisse au Sénégal sa femme et son fils Biram, des dizaines de milliers de soldats « indigènes » doivent quitter leur foyer pour aller se battre en métropole. Au printemps 1940, c’est la débâcle : l’armée française est vaincue par l’Allemagne hitlérienne.
De nombreux tirailleurs dits « sénégalais » – en réalité originaires de toute l’Afrique-Occidentale française (AOF) – sont capturés. Ils sont internés dans des Frontstalags, des camps de prisonniers localisés en France : les nazis étaient si racistes qu’ils ne voulaient pas que des hommes noirs foulent le sol du Reich. Ils craignaient « une sorte de “contagion raciale” : que ces hommes apportent des maladies et qu’ils aient des rapports avec des femmes allemandes », précise Martin Mourre à Afrique XXI. Certains tirailleurs parviennent à s’évader et, parfois, à rejoindre la résistance intérieure française. D’autres restent en captivité pendant quatre ans.
À partir de juin 1944, la France est progressivement libérée. Les prisonniers de guerre africains aussi. L’état-major décide de les rapatrier et de les démobiliser. Mais avant de les rendre à la vie civile, il faut leur payer diverses sommes d’argent, dont des arriérés de solde et une prime de démobilisation. Le quart des arriérés doit être versé en métropole, le reste à leur arrivée en Afrique.
Prudents, quelque 300 tirailleurs refusent de partir tant qu’ils n’ont pas touché leur dû. Le 5 novembre 1944, 1 600 à 1 700 hommes, dont Mbap Senghor, quittent tout de même le port de Morlaix (en Bretagne, dans le Finistère) à bord du Circassia, un navire anglais. À l’arrivée à Dakar, après trois escales (dont une à Casablanca), on les emmène au camp militaire de Thiaroye, situé à une quinzaine de kilomètres de la capitale de l’AOF. C’est à partir de là que la tension monte et que les versions divergent.
« Restaurer autorité et prestige »
En cette fin novembre 1944, les jours passent mais la paye n’arrive toujours pas. Des centaines de tirailleurs sont censés prendre le train afin de regagner leur foyer. Ils refusent : « Ils étaient conscients qu’une fois loin de Dakar, séparés, chacun dans son village, jamais ils ne réussiraient à se faire payer leurs droits », explique Samba Diop, auteur en 1993 de la première étude académique sénégalaise au sujet du massacre de Thiaroye, un mémoire de maîtrise3 défendu à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar.
Pour régler le problème, le général Marcel Dagnan, commandant de la division Sénégal-Mauritanie, visite le camp le 28 novembre. La rencontre se passe mal. Dans un rapport rédigé après le massacre, le haut gradé prétend d’abord, contre toute évidence, que les ex-prisonniers avaient déjà touché l’intégralité de leur dû. Puis il explique que le dialogue a été tendu. Enfin, il raconte que les tirailleurs ont bloqué sa voiture avec des cales et des fils de fer barbelés, avant de le laisser repartir une fois la promesse faite d’examiner leurs revendications4. L’officier juge que son autorité a été bafouée. Il n’a pas supporté la manière avec laquelle les soldats ont osé faire valoir leurs droits. Dans son rapport, il conclut : « Ma conviction était formelle : tout le détachement était en état de rébellion et il était nécessaire de rétablir la discipline et l’obéissance par d’autres moyens que le discours et la persuasion. »
Journaliste indépendant entre Dakar et Marseille, Clair Rivière travaille notamment sur des questions de droits humains et de migration
Source : Afrique XXI
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