Centrafrique : « Ils disent que les casques bleus sont venus pour nous protéger, mais ils nous violent »

« Le Monde », en partenariat avec « The New Humanitarian », a recueilli les témoignages de dix-neuf femmes victimes d’abus sexuels de la part de soldats de la Minusca. Des agressions qu’elles ne signalent pas par manque d’informations sur la marche à suivre, par doute que des mesures seront prises et par crainte de représailles.

Le Monde  – A Bangui, le regard de Jeanne (tous les prénoms des victimes ont été changés) laisse percevoir la colère et l’injustice quand elle se souvient de cette matinée de mai 2023. Alors qu’elle venait de vendre quelques fruits et légumes à un casque bleu rwandais, ce dernier l’a invitée dans sa base afin de s’acquitter de sa dette. « Alors qu’on parlait du paiement, il m’a touché les seins et les fesses, raconte-t-elle d’une voix basse. Il m’a dit : “Tu ne sors pas aujourd’hui, tu viens avec moi.” Il a posé une grenade sur la table avant d’ajouter : “C’est soit du sexe, soit la mort.” »

Après le viol qu’elle venait de subir, Jeanne, encore sous le choc, s’est approchée de deux casques bleus, à l’entrée de la base, pour témoigner de son agression et demander de l’aide. Elle a reçu en retour l’indifférence de l’un et le rire de l’autre. Depuis, la trentenaire ne se sent pas assez en sécurité pour dénoncer le crime dont elle a été victime. « Si je ne suis pas allée voir la Minusca [la mission de maintien de la paix de l’ONU en Centrafrique], c’est parce que je ne sais pas vers qui me tourner, mais aussi parce que j’ai peur. Ils disent que leurs casques bleus sont venus pour nous protéger mais ils nous violent, alors qu’est-ce qu’on peut faire ? »

A plusieurs reprises déjà, la Minusca a été accusée d’exploitation et d’abus sexuels. Arrivée dans le pays en 2014, dans un contexte de guerre civile sanglante, la mission onusienne a pris depuis 2016 la place effective de l’opération militaire française « Sangaris », lancée fin 2013 en plein conflit. Si elle affirme aujourd’hui avoir mis en place des systèmes pour prévenir et répondre aux abus, les casques bleus continuent de commettre des agressions sexuelles dans l’indifférence générale. Selon les témoignages de plusieurs victimes et ONG locales, nombre de femmes n’ont pas porté plainte par crainte de représailles, ne sachant pas vers qui se tourner ou doutant que des poursuites soient engagées contre leurs agresseurs.

Selon Malick Karomschi, président de l’Organisation musulmane pour l’innovation en Centrafrique (Omica, une ONG qui soutient les victimes de violences sexuelles), les cas de sévices sont « constants, même à Bangui », et de nombreuses femmes préfèrent ne pas signaler les faits à la Minusca. « Quand elles en parlent entre elles, les victimes pensent que c’est inutile. Que puis-je leur dire ?, demande-t-il, agacé. Ce n’est pas comme si je pouvais leur prouver que la Minusca peut les aider… »

Stigmatisation

 

Face à ces accusations, la Minusca a refusé une demande d’entretien avec sa cheffe, Valentine Rugwabiza, et choisi de transmettre ses réponses par courriel signé d’un porte-parole anonyme à The New Humanitarian, partenaire de cette enquête, sur le site duquel l’enquête intégrale est disponible en anglais. Dans celui-ci, les Nations unies indiquent que : « Le risque de comportement inapproprié demeure élevé au sein de la Minusca, en partie en raison d’un environnement caractérisé par de nombreuses vulnérabilités telles que la pauvreté, l’analphabétisme, des niveaux d’accès à l’information variables, la normalisation de la violence sexuelle et sexiste, ainsi qu’un accès limité et un manque d’infrastructures, de services et d’institutions publiques de base dans certaines régions. »

Si la base de données publique de l’ONU a enregistré des cas présumés d’exploitation et d’abus sexuels impliquant plus de 730 casques bleus de la Minusca depuis 2015, le nombre total d’agressions est probablement bien plus élevé, compte tenu du nombre de cas non signalés. Lors de notre enquête, dix-neuf femmes ont déclaré avoir été victimes d’exploitation et d’abus sexuels de la part des troupes de l’ONU. Dix d’entre elles ont expliqué avoir été violées par des casques bleus entre 2022 et 2023. Aucune n’a déclaré avoir directement signalé les faits à la Minusca ou savoir comment déposer plainte.

Louna, 20 ans, raconte qu’en 2022, elle et sa sœur, vendeuses de bouillie de manioc dans les rues de à Kaga-Bandoro (centre), ont été victimes d’un viol collectif par six casques bleus burundais, qu’elles ont identifiés grâce aux écussons sur la manche de leur treillis. « Ils ont forcé l’entrée de notre maison pendant que ma grande sœur et moi dormions, dit-elle. J’ai tellement crié qu’ils m’ont attrapée par la gorge pour m’empêcher de faire plus de bruit. » Louna explique avoir ensuite subi la stigmatisation de ses voisins. Elle a alors quitté Kaga-Bandoro pour s’installer à Bangui, où elle peine désormais à subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant.

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 (Bangui et Bria, Centrafrique, envoyée spéciale)

Source : Le Monde – (Le 16 octobre 2024)

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